Le mouvement de protestation qui a émergé en 2008 avec les événements dans le bassin minier de Gafsa et qui s’est développé en décembre 2010 pour aboutir à la révolte populaire généralisée, puis au départ de Ben Ali le 14 janvier 2011 a été rendu possible par l’affaiblissement des mécanismes d’insertion et les difficultés économiques et sociales d’un nombre croissant de gens. Ce n’est pas un hasard si les jeunes des régions défavorisées ont constitué le fer de lance de la contestation.
Depuis le milieu des années 1990, le modèle économique et social développé depuis l’indépendance, a eu chaque année davantage de difficultés à intégrer les jeunes, notamment ceux de l’intérieur. Le paysage économique se dégradait en termes de création d’emplois et la situation ne cessait d’empirer depuis le milieu des années 2000. Les chiffres du chômage ne prêtent pas à discussion, même si les données officielles étaient clairement faussées. La situation n’a pas changé depuis le 14 janvier 2011, bien au contraire elle s’est dégradée ! Chaque année, il y a environ 140 000 entrants sur le marché du travail contre seulement une capacité d’absorption de 60 000 à 65 000 embauches, principalement concentrés dans le Grand Tunis et sur le littoral.
De la révolte de Gafsa à la révolte de Sidi Bouzid, qui se s’est rapidement étendue à Thala, Kasserine et dans le reste des régions intérieures du pays, les slogans portaient systématiquement sur des revendications liées au travail, demandant le droit d’accès au marché du travail.
Ce droit d’accès au marché du travail ne doit cependant pas être seulement entendu en termes matériels et le délitement des mécanismes d’insertion économique n’explique pas tout. Le mouvement de protestation, son ampleur et son enracinement social sont également nés du sentiment d’injustice et surtout d’humiliation. En termes d’économie morale, la révolte n’est pas seulement née des difficultés économiques et des contraintes croissantes pesant sur le modèle socio-économique tunisien ; elle a été rendue possible par le sentiment partagé par la classe défavorisée, que le référentiel de ce modèle n’était plus en vigueur, que les principes de la vie en société, les valeurs à la base de la conception du droit d’accès équitable au bien public n’étaient plus respectées. Les slogans mettaient en avant la dignité et le respect recherchés.
Il n’existe évidemment pas de relation de causalité entre la situation économique et la révolte populaire. Cette dernière est la résultante de l’interaction complexe de nombreuses variables qui mobilisent des perceptions différenciées de la justice sociale, de la dignité, du droit d’accès au service public, des perceptions différenciées de la légitimité de l’actuel ordre politique et de celle de l’ordre politique passé, des normes et pratiques issues d’éthiques collectives.
La vie de tous les jours des ‘’victimes du système’’ ne peut être perçue comme la seule recherche de bien-être et de survie, l’adaptation à des dispositifs, des pratiques et des valeurs dictées ‘’d’en haut’’. Elle doit aussi être comprise comme le champ de production autonome, de la part des ‘’victimes du système’’, de normes, de principes et de valeurs tels la justice, la dignité et le respect.
Il est temps que les débats politiques, en ce moment même, prennent au sérieux ces questions d’intégration, d’insertion et de reconnaissance dans une réflexion stratégique sur la redéfinition du modèle socioéconomique tunisien. On constate que ce qui a fait la force et la détermination du mouvement social est aujourd’hui oublié, que les demandes et les revendications des manifestants n’ont pas encore été prises en compte, ni même étudiées, y compris lorsqu’il aurait suffi de quelques gestes symboliques comme, tout simplement et humainement, une visite gouvernementale à Sidi Bouzid et à Kasserine, les gouvernorats qui ont payé le plus cher tribut à la protestation. Comment expliquer cette situation ? Quels modes de gouvernance choisir, pour faire face à cette situation de « deadlock » ?
Répondre à ces questions, c’est aussi s’interroger sur la nature des événements en cours, sur les enjeux d’un moment révolutionnaire dont l’issue n’est évidemment pas encore connue mais qui laisse apparaître les lignes de fracture et d’inégalité de la société tunisienne.
Le gouvernement actuel semble paralysé devant toute réforme économique et sociale. Il semble redouter trois forces contradictoires :
• l’UGTT qui est entrée dans un cycle de surenchères revendicatives,
• l’administration, largement marginalisée après la révolution, se trouve dans l’incapacité de solutionner les problèmes,
• une classe politique dont l’immobilisme domine, renforcé par le désintérêt affiché, jusqu’à ce jour. Les dizaines de partis politiques reconnus sont, pour la très grande majorité d’entre eux, des coquilles vides ; mais les quelques ‘’grands’’ partis n’ont pas de culture de l’Etat et n’ont pas vraiment défini de ligne économique et sociale claire. Ces partis doivent surtout penser réellement à s’insérer dans la société tunisienne, le développement stratégique, le travail de longue haleine et pour lequel ils sont peu préparés.
Pour les ‘’élites politiques’’, ces considérations socio-économiques sont énoncées de façon floue, restent en second plan face à un débat sur la laïcité et la place de la religion dans la société. Toute la problématique est là : dans la mesure où le mouvement social n’a pas eu de leader politique, qu’il n’était pas véritablement organisé et qu’il est réellement parti ‘’du bas’’, souvent même à l’encontre de forces plus structurées ; il est normal que les événements actuels prennent les partis politiques par surprise. Ces partis peinent à se positionner et à définir leurs options gouvernementales.
Les orientations actuelles sont étonnantes, lorsque l’on voit les débats se centrer sur des questions certes importantes, comme celles de la laïcité et de la place des femmes dans la vie politique, institutionnelle et sociale, mais qui n’ont pas été à l’origine du mouvement social et se trouvent même en décalage complet avec les objectifs fondamentaux de ceux qui ont animé la protestation sociale. Le mouvement protestataire s’est noué autour des questions de l’emploi, du développement, de justice, de transparence et de liberté, non pas sur des questions identitaires et des questions de laïcité.
Rien ou très peu n’est aujourd’hui discuté sur les conditions d’intégration des jeunes, des diplômés et de façon plus générale des chômeurs et des plus pauvres dans la société et, notamment, dans le marché du travail. Rien ou très peu est fait pour penser les questions de l’injustice et de la fracture socioéconomique. Rien ou très peu est proposé pour répondre aux questions existentielles des classes sociales marginalisées, les oubliés du « miracle économique », qui ont manifesté depuis quelques jours en exigeant la reconnaissance, la dignité et le respect. C’est sur ce point que je voudrais revenir pour mieux faire apparaître les enjeux qu’exige l’avènement de la révolution et d’une véritable transition démocratique.
Le mouvement de protestation a d’abord été l’expression d’une colère et d’un ras-le-bol d’une partie croissante de la population vis-à-vis de ses conditions de vie. Il est significatif que les victimes des semaines de protestation de décembre 2010 et janvier 2011 ainsi que de ces derniers jours soient principalement issues des classes populaires, et parfois des segments les plus pauvres d’entre elles. Cette injustice est extrêmement complexe et difficile à débattre parce qu’elle renvoie non seulement à des choix économiques et à des orientations sociales et politiques mais aussi à des modes de gouvernance, des stratégies inscrites dans la trajectoire nationale et des rapports de force structurés dans le temps et maintenant aussi.
Cinq ans après la révolution, les populations marginalisées vivaient et continuent de vivre l’injustice au quotidien à travers les conditions effectives d’accès au marché de l’emploi, à travers la baisse de leur pouvoir d’achat et une réelle paupérisation. Or ces questions ne sont aujourd’hui abordées sérieusement, ni dans les débats, ni dans les travaux des instances dirigeantes. Pourtant, pour faire face à ces questions lancinantes qui sont au cœur de la logique révolutionnaire, il est impératif de reconsidérer le miracle économique tunisien : les réformes, les politiques économiques et sociales menées depuis au moins deux décennies se doivent d’être réévaluées précisément parce qu’elles se fondaient en grande partie sur une image faussée de la réalité quotidienne des Tunisiens.
Le mouvement social a mis en évidence ce que les esprits critiques dénonçaient en vain depuis longtemps, à savoir que le discours sur le »miracle tunisien » cachait en réalité des failles, des lignes de fracture, et de nombreuses inégalités régionales en termes de niveaux et modes de vie, d’accès à l’emploi et aux services publics, … en bref le droit d’accès équitable à la citoyenneté.