Cinq ans après la révolution tunisienne, redéfinir le modèle tunisien nécessite encore une reconsidération des priorités économiques. Les satisfecit des bailleurs de fonds sur les équilibres économiques et l’avenir de la Tunisie doivent-ils rester l’aune à laquelle serait évalué le succès économique du pays ?
Les deux décennies du »miracle économique tunisien » ont certes abouti au respect de ces équilibres et à des »fondamentaux » excellents « aux yeux » des bailleurs de fonds, mais au détriment d’un chômage exponentiel et d’inégalités croissantes. Penser une « révolution économique » et la rupture avec l’ancienne politique exigent que ces questions soient ouvertement posées et qu’elles remplacent les slogans abstraits et formels sur la nécessité de « répondre aux objectifs de la révolution« . A long terme, cette réflexion :
• Doit porter sur les modalités possibles d’accroissement de la création d’emplois par une remontée dans l’échelle de la spécialisation et par une remise en cause d’un modèle dualiste porteur d’inégalités, par la diversification de l’économie, par l’amélioration du système éducatif et de façon générale des infrastructures indispensables à l’accroissement de la compétitivité, par une meilleure adéquation entre la formation et les emplois offerts, …
• Doit redéfinir les politiques des services publics. Ce point est fondamental étant donné que la fracture entre les citoyens est importante. Cette fracture se manifeste de deux manières différentes. Le droit d’accès aux soins exemplifie parfaitement : d’une part, des régions entières vivent sans hôpitaux et avec des infrastructures sociales minimales, des gens obligés de se déplacer à grands frais alors que la plupart n’ont pas les moyens. D’autre part, les soins ne sont désormais plus gratuits, les plus pauvres n’ayant tout bonnement plus les moyens d’y accéder. Ce qui souligne une autre exigence : que les politiques sociales, les actions de »lutte contre la pauvreté » ne soient plus réduites à de la charité privée et à la constitution des aides sociales, mais que de véritables politiques publiques soient conçues et mises en œuvre en mettant au centre de leur objectif ces questions d’égalité.
• Repenser la fiscalité qui est en définitive plus favorable aux capitalistes et aux classes aisées qu’aux travailleurs et aux classes moyennes et populaires,
• Repenser notre système éducatif, … .
La situation est intenable dans les régions de l’ouest, du centre et du sud ainsi que pour une grande partie des jeunes chômeurs. Le chômage ne cesse de s’aggraver avec les retombées de la révolution sur l’activité touristique et manufacturière, sur les investissements et surtout avec les conséquences de la crise libyenne sur l’économie nationale. Toutes ces considérations décrites ci-dessus : emploi, fiscalité, système éducatif et service public nécessitent du temps et ne peuvent résoudre les tensions actuelles.
Une action immédiate s’impose
A court terme, pour faire face aux difficultés croissantes et aux demandes de ceux qui ont soutenu le mouvement social, l’option keynésienne de relance, à travers de grands et moins grands projets, un traitement social mais aussi économique du chômage par la création d’emplois et l’amélioration de la protection sociale, de petits investissements rapidement réalisés dans les services publics, devraient pouvoir être réalisés.
Réhabiliter le modèle tunisien exige la mise en place d’une dynamique politique œuvrant pour des réformes structurelles et la mise à niveau des politiques économiques et sociales afin d’améliorer les conditions des populations subalternes, ceux qui ont énoncé leurs frustrations et leur désespoir. Les énoncés généraux en termes de prise en compte des ‘’droits économiques et sociaux’’ inscrits dans la nouvelle Constitution ne garantissent évidemment rien et sont l’expression d’une grande naïveté, surtout en l’absence d’une profonde réforme de notre politique socioéconomique. Les rapports conflictuels actuels visibles sur la scène politique ne font qu’aggraver les inégalités plutôt que de les réduire. Il va de soi que les revendications sur les salaires et sur les conditions de travail sont tout à fait légitimes.
Cependant, la façon dont ces revendications ont été traitées se révèle inappropriée et démesurée. En effet, les salariés ont obtenu des augmentations dans les secteurs où l’action syndicale était la plus forte, à savoir essentiellement dans la Fonction publique, dans les entreprises publiques ou parapubliques et dans les plus grandes entreprises privées des secteurs relativement privilégiés et protégés. Nombre d’entreprises offshore ont également accordé des augmentations de salaire, pour éviter de répondre à l’autre demande majeure du mouvement : la ‘’titularisation’’, c’est-à-dire le rejet des tendances généralisées de précarité et de flexibilité du travail.
Pour l’UGTT cette stratégie peut paraître paradoxale, mais elle est logique dans la mesure où le syndicat défend avant tout ses membres et qu’il s’est toujours historiquement positionné en tant qu’acteur politique. Dans la lutte actuelle, l’UGTT a davantage été soucieuse de montrer sa force, de répondre à sa base et de s’imposer sur la scène politique pour compter et influer sur les rapports de force qu’elle ne s’est comportée en acteur social représentatif d’un intérêt général attentif aux demandes populaires des manifestants. Cette pression immédiate sur certains secteurs plutôt que sur d’autres a donc accentué les inégalités dans le secteur productif lui-même mais surtout entre ceux qui possèdent un emploi et ceux qui n’en ont pas. Par ailleurs, les augmentations de salaire dans la Fonction publique et dans les sociétés publiques et parapubliques se font nécessairement au détriment d’autres utilisations budgétaires, par exemple des investissements dans les régions défavorisées.
Là aussi, l’effet inégalitaire s’accentue. Ce qui ne veut pas dire que les revendications des salariés et des employés ne soient pas légitimes et qu’elles ne répondent pas à des attentes exprimées lors de la révolte. Mais les jeux politiques et l’absence d’intermédiaires sociaux structurés pour les catégories sociales les plus défavorisées ont inversé l’ordre des priorités, et favorisé les demandes de ceux qui étaient les plus organisés, c’est-à-dire par définition les mieux insérés socialement, économiquement et politiquement.
Une gouvernance par la méritocratie
La question est importante et l’on ne peut ici qu’en évoquer les principaux aspects. Elle est fondamentale étant donné que les sentiments d’injustice et d’inégalité se sont également nourris de ces pratiques. Je ne reviens pas sur toutes les modalités du pouvoir qui s’exerce en Tunisie depuis des décennies, mais je rappellerais les principales d’entre elles, qui font l’objet de conflits et qui sont au centre de rapports de force issus de la nouvelle situation politique.
Tout d’abord, le clientélisme partisan a structuré toutes les relations entre les autorités et la population, dans la vie politique mais aussi dans la vie économique et sociale. La disparition du RCD ne remet pas en cause la sociabilité et les modes de fonctionnement par réseaux qui ont assuré l’ancrage de l’Etat, de l’administration et du parti dans la société, mais ont tracé les lignes d’exclusion et d’inégalité. Le moment révolutionnaire entend remettre en cause cette prééminence mais rien n’est joué tant que ces réseaux structurés se trouvent avantagés par rapport à des demandes diffuses et relativement partagées mais peu organisées. Les conflits entre ‘’forces révolutionnaires’’ et ‘’forces contre-révolutionnaires » prennent des formes classiques, à l’instar de la résistance dans les administrations ou le sabotage d’initiatives par instrumentalisation de certaines catégories du réseau clientéliste. Ces conflits peuvent prendre des formes plus nouvelles et dangereuses comme l’illustre la situation que vit le pays, de plus en plus courante, sur des conflits régionaux et tribaux.
Qu’en est-il dans les villes où des emplois sont créés et où les dirigeants, dans une stratégie populiste, entendent privilégier les autochtones au détriment des allogènes souvent issus des régions les plus pauvres de Tunisie, d’où est partie la protestation ?
Qu’en est-il encore des grandes entreprises publiques qui tentent de définir des stratégies destinées à répondre aux demandes sociales, à la fois la création d’emplois et la fin de pratiques non transparentes de recrutement, qui se voient sabotées par une partie des forces en présence ? Cette stratégie n’a pour l’instant pu être mise en œuvre du fait de l’instrumentalisation de conflits sociaux fondés sur les clivages tribaux et de la poursuite de pratiques clientélistes, pourtant dénoncées et à la base de la révolte de 2008 et de 2010.
L’administration tunisienne a depuis l’indépendance été fortement politisée, suivant le modèle de la correspondance parfaite entre structure administrative et structure partisane : pour avoir un poste de responsabilité et monter en grade, il fallait faire allégeance au parti, c’est-à-dire en être membre ou se plier aux exigences du politique et de la hiérarchie partisane. Dans la mesure où la loi stipule qu’il faut avoir atteint tel grade pour pouvoir accéder à tel poste de responsabilité et surtout qu’est fait le choix de la stabilité, de la continuité bureaucratique, de la ‘’modération’’ et de l’évitement du conflit, le renouvellement de la haute administration ne peut être réalisé. Concrètement, les postes clés et les fonctions dirigeantes sont toujours entre les mains de personnes liées au RCD ou qui, de toute façon, ont été formatées par l’ancien système. Les gouvernements transitoires successifs ainsi que l’actuel gouvernement sont dans la stricte continuité des gouvernements précédents. Dans ces conditions, l’Etat apparaît toujours aussi éloigné de la population, distant, hiérarchique, aucune structure d’écoute, d’analyse et de recueil des revendications ne pourrait être mise en place, alors que les situations sont souvent dramatiques.
Le double paradigme du consensus et du choix de l’efficacité économique par un manque d’audace continue à caractériser les modes de gouvernance. En ce sens, on peut même affirmer qu’il n’y a pas du tout de changement de régime. C’est ainsi aussi qu’il faut comprendre l’immobilisme du gouvernement élu : en refusant d’affronter des oppositions et des conflits, y compris dans le domaine économique, le gouvernement ‘’politisé’’ se restreint lui-même dans son action. Aucun débat économique n’est organisé sur les orientations à choisir pour faire face aux revendications sociales, et les difficultés économiques actuelles sont elles mêmes en partie occultées. On peut même dire que, d’une certaine manière, il y a refus du moment révolutionnaire dans la mesure où le politique est ouvertement récusé : le gouvernement ne veut prendre aucune décision qui pourrait susciter des tensions et des affrontements, il ne veut pas prendre position, optant pour la gestion des affaires courantes et la poursuite des orientations antérieures.
La situation actuelle se caractérise par une tendance à se focaliser sur »le politique » et à marginaliser les questions économiques, sociales, de restructuration, de réformes, … et ce au nom de la ‘’transition’’ et des ‘’urgences’’ de l’établissement des règles de vie en démocratie. Comme les développements précédents entendent le montrer, cette préférence est problématique dans la mesure où ces questions économiques et sociales sont des questions éminemment politiques qui peuvent répondre aux attentes, aux demandes, aux revendications de ceux qui ont soutenu la révolution. Observer passivement les paradoxes de la situation actuelle, l’absence de réflexion, l’absence de stratégie ne peut que conduire vers les achoppements, les conflits, les tensions et les affrontements.
D’une certaine manière, tout ne sera jamais pareil puisque la peur a disparu, le silence a été brisé et la parole déliée. Le débat peut désormais avoir lieu même s’il n’a pas encore pris racine dans la sphère publique tant que les conditions de sa concrétisation sont difficiles à réunir. Mais il importe aussi de rappeler les conditions indispensables à une véritable rupture et à une réelle démocratisation : elles résident en grande partie dans une politique économique audacieuse.
Malheureusement, jusqu’à présent, les élites qui tentaient de préempter la révolution n’y sont pas parvenues du fait de la vigueur du mouvement social des jeunes marginalisés.