Mohsen Marzouk est le plus jeune politique de premier plan agissant sur la scène tunisienne. C’est par contre l’un de ceux qui ont l’expérience politique la plus riche et variée. Né il y a cinquante ans et demi à Mahrès (bourgade de la région de Sfax), il a vite fait de s’engager dans l’action politique.
Militant et activiste du mouvement estudiantin, il a connu les tracas policiers et l’éloignement vers le sud du pays. Il n’en démordra pas pour autant et sera, avec Chokri Belaid, l’une des principales figures du « Watad » (gauche marxiste), à l’université tunisienne. Et si le premier fait le choix de poursuivre sur la même voie au-delà de la vie estudiantine, Mohsen Marzouk, diplômé en sociologie politique, met de l’eau dans son vin et préfère naviguer sur les mers des droits de l’Homme.
Une tournée des organisations et des fondations nationales, régionales et internationales commence alors pour lui. El-Taller, l’Institut arabe des droits de l’Homme, le centre Alkawakbi et Freedom House seront autant d’étapes au cours desquelles il diligentera des enquêtes et études, contribuera à l’organisation de séminaires, workshops et autres conférences. Il en profitera pour étoffer son carnet de cartes de visite et se constituer un large réseau d’amitiés, un peu partout dans le monde.
Certaines amitiés lui seront d’ailleurs reprochées par les détracteurs de certains bords. Après la révolution, Béji Caïd Essebsi, Premier ministre, lui propose un poste au gouvernement, qu’il préfère repousser à plus tard. Il sera à ses côtés un an et demi après pour la constitution de Nidaa, parti dont il sera l’une des figures de proue, puis le secrétaire général. Cela ne durera que quelques mois. Il aura contre lui, en catimini d’abord, puis beaucoup moins sournoisement, la faction dite de Hafedh Caïd Essebsi, qui montera lui-même au créneau pour lui reprocher d’avoir dénigré l’Etat tunisien à l’étranger et d’avoir voulu faire tomber le gouvernement de Habib Essid.
Habile tacticien, il entame une course contre la montre qui l’amènera à mobiliser un large pan de Nidaa Tounes, à présenter sa démission, puis à présider le 10 janvier, jour de clôture du congrès de Nidaa, un meeting populaire qui sera un grand succès et qui placera 2M et ses amis en pole position pour la course vers la magistrature suprême.
Certains prétendent que c’est un homme assez distant, voire froid. Je découvre un personnage jovial, direct et poli. Et s’il est vrai qu’on remarque vite l’homme au caractère trempé, force est de reconnaître que le garçon drôle et aimant la vie apparait rapidement au fil de la discussion.
Mais qui est réellement cet homme qui ne laisse personne insensible, aimé par beaucoup qui voient en lui un probable prochain président et critiqué par d’autres qui lui reprochent de ne pas être tout à fait comme les autres ?
Je débarque dans son QG de l’avenue Mohamed V en début de journée. Des bureaux discrets au cinquième étage d’un immeuble neuf, mais discret et bien gardé. Je suis reçu par une dame à la fois souriante et sobre, portant ses cheveux à la garçonne. C’est la principale assistante et elle me donne l’air de bien connaître son boulot de responsable de la communication. On fait vite de s’entendre sur le format et les détails afférents à ma mission.
Ce n’est pas une interview dans les règles, je prépare un papier qui sera une sorte de portrait politique et pour cela, nous discuterons et je recueillerai ses réponses à un certain nombre de questions qui me trottent à l’esprit. Elle décide d’enregistrer malgré tout l’ensemble de l’entrevue … ça ne change rien pour moi, je travaillerai sur la base de mes seules notes et de l’idée que je vais me faire du personnage.
Lui, c’est Mohsen Marzouk, l’homme de qui on parle le plus depuis quelques mois dans la rue tunisienne, mais aussi dans les salons de la capitale, les fameux plateaux télé et les chancelleries. Beaucoup lui prédisent un grand avenir, président de la République, pas moins que ça. D’autres, plus ou moins spontanément, se sont carrément spécialisés dans sa critique, une critique qui frise parfois la calomnie.
Certaines questions soulevées au sein de l’opinion politisée et constituant autant de réserves méritaient d’être mises à plat avec 2M sans détour, ni complaisance aucune.
Le point concernant les islamistes ne paraît pas le gêner. Alors, il en parle et dit d’entrée de jeu : « je suis fondamentalement pour la séparation entre l’État et la religion ; c’est une position de principe dont je ne me départirai jamais ». Il avance sur ce terrain lorsque j’évoque Rached Ghannouchi et ce qu’il en pense, politiquement cela s’entend. « Il est encore idéologique », affirme-t-il.
Quand le président d’Ennahdha dit qu’ils sont entrés au gouvernement pou r isoler la gauche « éradicatrice », Marzouk ne peut y voir qu’une attitude idéologique quasiment dogmatique. Il reconnaît l’habileté tactique du leader islamiste, mais pense que cette dextérité est nourrie à la base par des peurs et des phobies qui n’ont plus lieu d’être. Il se garde bien toutefois de renvoyer à la démarche des Frères musulmans, à qui les observateurs internationaux spécialisés reprochent les mêmes choses que celles reprochées à Ghannouchi par 2M.
On passe au volet régime politique et là, Marzouk répond directement qu’il faut le plus tôt possible réviser ce qu’il compare à une pilule un peu trop facilement avalée. C’est un régime qui ne convient qu’à Ennahdha, qui sait qu’elle ne pourra pas faire accéder l’un des siens à la fonction de président de la République et qui, par conséquent, impose un système qui fait que l’on se retrouve avec les partis au-dessus de la patrie. « C’est un régime qui ne colle en rien à notre culture politique », insiste-t-il.
Lorsque, sur un autre thème, je dis à Marzouk que tous les partis ont tendance à délaisser la problématique du développement, alors que le pays s’enlise économiquement et se désagrège socialement, surtout après la révolution, il me signifie son accord et sa volonté de faire plancher les compétences du parti et tous ceux qui veulent s’y joindre sur un travail profond et minutieux de diagnostic et d’élaboration d’un projet socio-économique qui tendrait à remettre la Tunisie sur la voie du progrès et de la modernité. « Assigner à l’Etat un rôle bien délimité et encourager l’initiative privée à investir et à faire dans l’innovation », dit Marzouk, qui estime urgent d’achever les textes structurant l’économique et le social du pays et énonçant les règles du jeu concernant la promotion des investissements, le cadre fiscal, les législations sociales, la défense de l’environnement, l’aménagement territorial,… et il enchaîne sur le besoin de transférer une bonne partie des attributions centralisées de l’Etat à des systèmes de gouvernance régionale, qui auront une meilleure visibilité et qui seront plus motivés pour accélérer le rythme du développement. Mohsen Marzouk pense que l’un des effets pervers de la révolution a été d’accroître les ressentiments régionalistes, contrairement à ce qui aurait dû se passer pour créer une émulation qui serait un moteur pour la croissance.
On avance dans la discussion qui se re-politise de nouveau quand je lui demande pour quelles raisons Hamma Hammami ne rate aucune occasion pour lui lancer ses fléchettes acérées ? Il me répond d’un air faussement détaché « rabbi yéh’dihe » (Dieu lui montre le droit chemin), ajoutant que normalement et objectivement, la Jebha devrait être pour nous un partenaire incontournable dans une grande coalition citoyenne pour la liberté.
Au fil de l’entrevue, je remarque que 2M s’est en quelque sorte débarrassé du démon de Nidaa, tombé selon lui trop vite. « Je ne pensais pas que ça allait être l’hécatombe aussi rapidement », me dit-il, sans avoir l’air de s’en flatter. A aucun moment, il ne se départira du respect qu’il voue à Béji Caïd Essebsi. J’ai même cru déceler une certaine affection dans l’expression de l’homme. Mais l’animal politique reprend vite le dessus.
On revient au « Projet ». Il m’explique que la machine est déjà en branle aussi bien au niveau central qu’aux autres niveaux, régional et local. Le succès du grand meeting populaire du 10 janvier dernier semble avoir grisé le chef du parti, même s’il s’en défend en annonçant les prochaines échéances que l’équipe dirigeante s’est assignées.
L’annonce de la naissance du parti se fera le 20 mars prochain et non le 2 comme annoncé au départ. On veut la faire coïncider, pour la symbolique, avec la commémoration du soixantième anniversaire de l’indépendance de la Tunisie. Et il est presque acquis que le nom sera « Mouvement Tounes Al Horra ». Une enquête sociologique aurait démontré que le mot « horra » voulant dire « libre » renvoie à cette femme tunisienne qui cumule les satisfecit depuis 2011 pour sa résistance contre ceux qui veulent s’en prendre à ses acquis et la ramener vers les abysses.
Marzouk m’est apparu confiant dans son avenir et celui de son parti. Un peu trop peut-être ? C’est possible.
Mais il croit en la dynamique qui a pu être puisée dans une crise de Nidaa qu’il compare à une césarienne qui aura au bout du compte permis d’enfanter la « Horra ».
Qui vivra verra …
( * : Article paru sur L’Economiste Maghrébin n°678 du 10 au 24 février 2014)