Hostiles à la fois au régime syrien de Bachar al-Assad et à Daesh, la Turquie et l’Arabie saoudite se caractérisent par l’ambivalence de leur discours respectif depuis le début du conflit en Syrie . Une ambivalence qui aboutit aujourd’hui à un rapprochement relativement inattendu entre l’héritière de la puissance ottomane et la grande puissance sunnite de la région.
Derrière le discours général de la lutte contre les forces djihadistes, la Turquie et l’Arabie saoudite sont animées par des desseins particuliers : contrer l’hégémonie du bloc chiite mené par l’Iran (pour Riyad) et combattre l’avancée des forces kurdes (pour Ankara). Si les deux Etats ont fait savoir qu’ils envisageaient de se lancer dans une opération terrestre en Syrie, les risques encourus par une telle intervention semblent exclure un tel scénario. Leur alliance stratégique n’en consacre pas moins une convergence d’intérêts des deux pays, chacun servant de point d’appui à l’autre.
L’Arabie saoudite demeure obsédée par l’influence et la menace régionale que représente l’Iran, allié du régime syrien et déjà partie prenante dans le conflit à travers la présence en force de milices armées. Il est vrai que le spectre d’un « arc chiite »- allant du Liban jusqu’au nord-ouest de l’Afghanistan, en passant par le sud de la Syrie et de l’Irak et remontant par l’Iran- a été conforté par la montée en puissance des chiites irakiens après la chute de Saddam Hussein et du Hezbollah libanais qui incarne la résistance à Israël. C’est à cette aune qu’il convient d’interpréter l’interventionnisme de Riyad dans les crises qui ont secoué ces voisins directs: au Yémen, où il est militairement intervenu dès 2009 contre la rébellion chiite zaydite; à Bahreïn, où les manifestations de la majorité chiite ont été réprimées par les forces saoudiennes alliées aux Émirats Arabes Unis; en Syrie, à travers un soutien diplomatique et financier aux insurgés contre le régime Al-Assad. L’exécution de l’ayatollah Nimr Baqer Al-Nimr par le royaume wahhabite a marqué un point de cristallisation dans la tension irano-saoudienne, à l’origine de leur rupture diplomatique en ce début d’année 2016.
Du point de vue turc, le conflit syrien a une double résonance géopolitique: sur le plan interne, il nourrit les velléités indépendantistes de la minorité kurde, tandis que sur le plan externe, cette guerre est susceptible d’aboutir à la création d’un Etat kurde à sa frontière syro-irakienne.
En fait, depuis 1984, la région de l’Anatolie du Sud-Est est le théâtre d’un conflit armé opposant l’État turc et une rébellion séparatiste lancée par le parti des travaillistes kurdes (PKK interdit en Turquie)- à ne pas confondre avec le PYD- favorable à la reconnaissance et à l’autonomie des communautés kurdes du Sud-Est du pays. Un processus de paix avec la communauté kurde a néanmoins été lancé à la fin des années 1990 et s’est accéléré depuis le cessez-le-feu proclamé par le leader historique emprisonné du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) Abdullah Öcalan en mars 2013 pour engager un règlement définitif de la question kurde en Turquie (D. Billion).
La politique de réconciliation avec les Kurdes du pays a été ébranlée par le conflit syrien. Non seulement, le régime turc a repris son épreuve de force avec les Kurdes nationaux, mais il fait montre de sa volonté de combattre les Kurdes de Syrie. La Turquie ne supporte plus les avancées territoriales des milices kurdes des Unités de protection du peuple (branche armée du Parti de l’union démocratique, affilié au PKK).
Si la Turquie avait longtemps renâclé à participer activement à la lutte contre Daesh, la menace que l’organisation djihadiste représente et la perspective de création d’un Etat kurde en Syrie ont motivé l’engagement militaire turc au nord de la Syrie. Ces derniers jours, l’armée turque n’hésite plus à bombarder, depuis son territoire, les forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG)- branche armée du PYD- au nord d’Alep. Ces derniers sont accusés par Ankara d’être des pions de Moscou et du régime Assad.
Or, la perspective de voir le Parti de l’union démocratique (PYD), principal parti kurde de Syrie, créer un Kurdistan unifié et autonome dans le nord de la Syrie, est une chose inconcevable pour Ankara. La Turquie considère le PYD comme un groupe terroriste émanant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), contre lequel elle mène depuis l’été dernier une offensive sanglante dans le Sud-Est anatolien. Les États-Unis, à l’inverse, voient le PYD comme un allié capable d’appuyer au sol leurs bombardements anti-Daech. Pis, l’intervention russe affaiblit la Turquie : les ennemis kurdes et Bachar el-Assad se trouvent renforcés, tandis que les frappes aériennes visent et affectent directement les groupes rebelles soutenus par Ankara, qui a en plus à faire face et des dizaines de milliers de réfugiés qui affluent à sa frontière.
C’est dans ce contexte que l’on assiste à une escalade de la tension entre Moscou et Ankara, ce qui laisse craindre un conflit frontal de ces puissances sur le territoire syrien. Après la destruction par les Turcs d’un bombardier russe le 24 novembre 2015, les représailles économiques russes s’étaient déjà intensifiées envers la Turquie. L’ «accord de Munich» conclu tacitement la semaine dernière- entre la Russie, les États-Unis et leurs principaux alliés, dont la Turquie- sur une «cessation des hostilités» ressemble déjà à une chimère…