Un attentat à la voiture piégée a frappé le cœur d’Ankara, la capitale turque, mercredi 17 février, faisant au moins 28 morts et 61 blessés.
Une énorme déflagration a retenti à 300 mètres du quartier général des forces armées et à 500 mètres du Parlement turc. Un jour plus tard, le jeudi 18 février, sept membres des forces de sécurité turques ont été tués par un attentat à la bombe sur la route entre Diyarbakir et Lice, dans le sud-est du pays.
Les autorités turques ont accusé aussitôt les Kurdes turcs du PKK et les Kurdes syriens du Parti de l’Union Démocratique ( PYD ). Le chef de ce parti, Salah Moslem, a rejeté les accusations turques estimant qu’ «elles sont liées à la tentative de la Turquie d’intervenir en Syrie».
Ces deux attentats mettent encore un peu plus de pression sur le président Erdogan qui, après la faillite patente de sa stratégie vis-à-vis du conflit en Syrie, après son échec à convaincre les Etats-Unis d’intervenir en Syrie contre le régime de Bachar al Assad, se trouve aujourd’hui au pied du mur dans un conflit où il a choisi sciemment d’intervenir, sans prendre la peine de peser avant le pour et le contre, les avantages et les inconvénients, les chance de réussite et les risques de la déconfiture.
Aujourd’hui, la politique syrienne d’Erdogan est en pleine déconfiture parce qu’il s’est engagé dans un conflit d’une grande complexité, rendu beaucoup plus complexe encore par la politique plus passionnelle que rationnelle qu’a choisi de suivre Erdogan dès le déclenchement du conflit syrien.
En effet, l’une des expressions le plus souvent répétées par les analystes et les commentateurs est que le conflit syrien est très complexe. Cette complexité est simple à expliquer si l’on peut dire : on a rarement vu dans la longue liste des guerres qui ont déchiré et qui déchirent la planète un conflit avec autant d’intérêts contradictoires, autant d’intérêts convergents entre adversaires et autant d’intérêts divergents entre alliés que dans le conflit syrien.
Commençons d’abord par la liste des acteurs. Dans un premier niveau, on trouve les différents groupes d’opposition qui vont des plus modérés aux plus extrémistes, les forces kurdes et les forces gouvernementales.
Dans un deuxième niveau, on trouve les forces régionales impliquées dans le conflit, c’est-à-dire, l’Iran et le Hezbollah libanais d’un côté, et, de l’autre la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar.
En fin dans le troisième niveau, on trouve les puissances occidentales d’un côté et la Russie de l’autre.
Normalement et logiquement, dans un conflit impliquant plusieurs parties, il y a deux coalitions ou deux groupes d’alliés qui se font face et qui mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition, chacun cherchant évidemment à sortir vainqueur. Mais avec le conflit syrien, toutes les règles conventionnelles de la guerre sont transgressées au point que les stratèges militaires anciens, comme le Chinois Sun Tzu, ou modernes, comme l’Allemand Clausewitz, devraient se retourner dans leurs tombes.
Voici un conflit qui a commencé par une simple manifestation de citoyens syriens demandant plus de démocratie et de liberté et qui, cinq ans plus tard, a évolué en une véritable guerre régionale, et les Cassandres n’excluent pas son évolution en une troisième guerre mondiale.
Cette perspective terrifiante est rendue hautement improbable par le jeu des intérêts convergents entre adversaires et des intérêts divergents entre alliés. En d’autres termes, il ne peut pas y avoir de conflit mondial quand les deux plus grandes puissances, les Etats-Unis et la Russie, poursuivent pratiquement la même stratégie dans le conflit syrien, une stratégie en contradiction totale avec celle poursuivie par la Turquie et l’Arabie saoudite, alliées de longue date avec l’Occident en général et les Etats-Unis en particulier.
Ces deux pays, par la haine irrationnelle qu’ils nourrissent vis-à-vis du régime syrien, se sont trouvés en alliance non déclarée avec les groupes terroristes les plus actifs et les plus agressifs : Daech et Annosra. La convergence de leurs intérêts avec ces groupes terroristes les a éloignés de leur grand allié traditionnel, Washington, qui s’est engagé enfin, quoique mollement, avec la Russie, l’Iran, le Hezbollah, les forces kurdes et les forces gouvernementales syriennes contre le terrorisme des groupes djihadistes radicaux.
Les divergences d’intérêt dans le conflit syrien entre les Etats-Unis d’une part et l’Arabie saoudite et la Turquie d’autre part s’expliquent également par la tolérance ou l’indifférence américaine vis-à-vis de l’engagement de l’Iran et du Hezbollah à côté des forces gouvernementales et par l’alliance déclarée entre Washington et les forces kurdes syriennes.
L’amertume doit être grande en Arabie saoudite qui accepte mal la passivité américaine face à l’engagement de ses ennemis jurés, l’Iran et Hezbollah, à côté du « diable » Bachar al Assad. L’amertume est plus grande encore en Turquie qui voit d’un très mauvais œil l’alliance américano-kurde et considère comme une trahison le fait que Washington préfère «une organisation terroriste» (le Parti de l’Union démocratique –PYD- de Salah Moslem) à son allié et partenaire de l’OTAN.
On sait l’ampleur des problèmes qui empoisonnent aujourd’hui les relations russo-turques et qui rappellent un peu les relations conflictuelles historiques qui marquaient les relations de l’empire tsariste et de l’empire ottoman tout au long du XIXe siècle. Mais nul n’a imaginé l’ampleur des problèmes qui troublent fortement aujourd’hui les relations turco-américaines. Qu’on en juge.
La priorité pour Washington en Syrie est de combattre Daech. Pour la Turquie, c’est de renverser le régime du président Al-Assad. Washington aide les Kurdes syriens à sécuriser un corridor dans le nord du pays qui s’étendrait jusqu’à la Méditerranée. Mais pour la Turquie une telle perspective est cauchemardesque. Pour Washington, le Parti de l’Union Démocratique ( PYD ) est un allié précieux dans la lutte contre Daech. Pour la Turquie c’est le bras syrien de l’organisation «terroriste» PKK. Pour Washington, la Russie est un partenaire au même titre que le PYD dans la guerre contre Daech. Pour la Turquie c’est un pays ennemi qu’Erdogan dans un accès d’hystérie a récemment qualifié d’«Etat terroriste».
Et pour couronner le tout, Washington vient d’envoyer ces derniers jours un émissaire spécial à Kobani pour rassurer les Kurdes syriens des bonnes intentions de la puissance américaine à leur égard. Et le 11 février, en marge de la Conférence de Munich sur la sécurité, Washington et Moscou se sont mis d’accord pour mieux coopérer et coordonner leurs actions militaires contre leur cible commune: Daech.
Erdogan isolé? Pas tout à fait. Ses amis saoudiens sont avec lui dans la même galère et sont en proie aux mêmes souffrances face à l’attitude de Washington qui tourne le dos à ses vieux amis turcs et saoudiens et s’acoquine avec les ennemis russes et iraniens.
La question fondamentale est la suivante : compte tenu des victoires successives des forces gouvernementales syriennes et des échecs successifs de l’opposition armée, compte tenu de la déconfiture de la stratégie turco-saoudienne en Syrie, la Turquie et l’Arabie saoudite vont-elles avoir le courage de reconnaitre leurs erreurs et s’excuser auprès de leurs peuples et du peuple syrien, ou, au contraire se laisser guider par la passion et la haine en entreprenant des actions suicidaires, faisant fi des avertissements et des mises en garde que leur adressent conjointement Washington et Moscou?