Cinq années après la révolution, nous assistons à un changement profond qui a complètement remodelé notre société et a impacté profondément les équilibres socio-économiques des entreprises tunisiennes. La relation entre les actionnaires, les dirigeants, le personnel et les divers partenaires est en train de se transformer.
Dans le contexte actuel des entreprises tunisiennes, la gestion du personnel, la bonne articulation de l’influence sociale et de la gouvernance constituent un véritable défi à relever. Partagées entre la rupture des modes de management classiques et la fidélité au management traditionnel, nos entreprises se trouvent de plus en plus insérées dans un champ où s’expriment diverses rationalités toujours plus complexes.
Les modes d’exercice de la »gouvernance classique » semblent en fait subir l’influence de l’environnement socio-économique et culturel dans lequel ils s’expriment, ce qui consacre un certain relativisme qui vise à recommander désormais un ré-encastrement socio-économique de la gouvernance. Les enjeux actuels de la gestion du personnel placent les entreprises au cœur d’une remise en question nécessaire, du moment où les valeurs de la démocratie semblent orienter les problématiques actuelles.
Dès lors, une redéfinition de l’influence socio-économique et de la gouvernance, dans le contexte actuel du pays, qui tient compte des élaborations théoriques et des constations empiriques s’impose, en vue de déboucher sur une culture d’entreprise négociée qui rend plus réelle l’optimisation de la gouvernance de l’entreprise tunisienne.
Qu’est-ce que la démocratie dans le monde de l’entreprise?
Classiquement, soit on parle de la « bonne gouvernance« , c’est-à-dire de l’équilibre des pouvoirs entre les différentes instances dirigeantes : directoire, conseil d’administration, conseil de surveillance, etc. soit de la « démocratie actionnariale », laquelle désigne simplement l’égalité de droit de vote entre les différents actionnaires. Même si l’expression est répandue, il est abusif de parler ici de démocratie, comme étant l’unique outil indiqué pour instaurer une bonne gouvernance, en raison de la seule présence d’une procédure de vote.
Parler de « démocratie dans l’entreprise », quand en réalité seuls les actionnaires y ont part, a quelque chose de paradoxal.
De nos jours, on parle beaucoup de « démocratie actionnariale », du regain pour le modèle mutualiste ou coopératif, de l’intra-preneuriat ou encore de « l’actionnariat salarié ».
Revenons au fondement pour sauver nos entreprises : y a-t-il réellement une exigence d’une extension de la démocratie à l’entreprise elle-même? Citoyens dans la vie politique, les salariés doivent-ils être également citoyens dans l’entreprise? Ainsi, faut-il transposer sur le plan économique, compte tenu des données qui lui sont propres, ce que sont dans l’ordre politique, les droits et les devoirs du citoyen?
De quel droit des hommes libres capables de choisir leurs gouvernants, seraient-ils infantilisés au travail et commandés par des chefs qui leur sont imposés?
La « démocratie industrielle » est une revendication qui depuis les années 1880 a fait évoluer les organisations de telle sorte que l’on peut aujourd’hui distinguer dans les entreprises deux formes de démocraties:
Une première forme de démocratie représentative s’est traduite par la présence d’institutions représentatives du personnel : délégués du personnel en 1936, comité d’entreprise en 1945, reconnaissance de la représentativité syndicale dans l’entreprise en 1968.
Une deuxième forme de démocratie dite démocratie directe et participative avec le droit à la libre expression dans les limites compatibles avec les intérêts de l’entreprise, mais aussi avec de nouvelles formes d’organisation du travail qui corrigent le taylorisme: le lean management, les cercles de qualité, le management participatif, le management japonais (Toyota)…
Mais il ne s’agit là que de formes embryonnaires de démocratie, n’empêchant pas les entreprises de continuer à être dirigées de manière autocratique par une aristocratie rassemblée en un collège des supposés les »élites » : les membres du Conseil d’Administration, du Directoire ou du comité de direction.
C’est contre cet actuel modèle « dominant » que se pose l’alternative managériale de la »démocratie dans l’entreprise ». Par-là, on entend des entreprises dirigées par leurs membres, d’une manière ou d’une autre.
Ce qui veut souvent dire gérées par leurs membres, en tout ou partie; et cela veut aussi souvent dire possédées par leurs membres, à un degré ou à un autre, quoique pas nécessairement comme nous le verrons.
Quelles formes peuvent prendre la démocratie en entreprise?
Je ne m’attarderai pas au mode de gouvernance connu sous le nom d’autogestion qui est une forme de démocratie directe de gouvernance : l’entreprise autogérée est tout à la fois dirigée, gérée et possédée par l’ensemble de ses membres. Le pouvoir y est exercé collectivement, en l’absence de tout chef. Cette démocratie directe et participative a produit historiquement des résultats plus que mitigés.
Toutes les autres formes de démocratie dans l’entreprise dont je vais parler relèvent de la démocratie indirecte dite aussi représentative. Je commencerai par envisager deux formes d’associationnisme où les clients et parfois les employés sont en même temps les associés.
1) La participation: au-delà du projet de société, cette forme de démocratie en entreprise correspond au partage de l’avoir, du savoir et du pouvoir. Je ne suis ni favorable à une priorité de l’individu sur le collectif, ni favorable à l’inverse. Le collectivisme dont s’inspire le modèle d’autogestionnaire doit être favorable à l’interpénétration des deux dans « l’associationnisme« .
2) Les coopératives: l’objectif, comme celui des démocraties politiques, est d’abord de satisfaire les besoins de leurs membres. Leurs associés sont soit leurs salariés c’est le modèle des « scop », soit leurs clients. C’est le modèle des banques coopératives et des mutuelles d’assurance. Les chefs y sont élus par les membres, suivant le principe démocratique classique.
3) L’intra-entrepreneuriat: le représentant n’a droit à aucun partage du capital mais seulement la dissémination du pouvoir. Dans ce modèle, les stratégies et les moyens sont décidés ou co-décidés par les salariés, voire par l’interaction de l’ensemble des parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs et actionnaires. L’autonomie, au sens politique du terme est visée à trois niveaux : micro (l’individu intra-entrepreneur, qui se fixe ses propres objectifs et les moyens qu’il y alloue), méso (l’équipe, qui co-détermine son manager, qui la représentera au niveau hiérarchique supérieur) et macro (l’entreprise, dont chacun peut co-élaborer les règles).
4) L’actionnariat salarié : n’induit aucune participation effective des salariés aux instances décisionnaires de l’entreprise. L’actionnariat salarié doit être important pour que l’on puisse commencer à parler, quoique avec précaution, de démocratie dans l’entreprise. En effet, « les salariés ne commencent à peser vraiment dans une entreprise que lorsqu’ils détiennent au moins 10 % de son capital« . Mais la démocratie dans l’entreprise ne passe pas nécessairement par un partage de la propriété de l’entreprise. Le partage du pouvoir et du savoir n’implique pas celui de l’avoir.
5) L’entreprise libérée : peut être considérée comme démocratique, quoique en un sens très lâche, sinon laxiste, toute entreprise dont le management met en œuvre une pratique de pouvoir qui, affirmant viser le bien commun des salariés, parvient à donner à ceux-ci le sentiment d’être heureux au travail, voire même à les rendre effectivement heureux. Ce qui ne se peut qu’en développant un management participatif et une démarche d’autonomisation qui favorisent l’épanouissement personnel et professionnel des membres du corps social. Mais s’il suffit de ‘’faire du participatif’’, ou même simplement de rendre les salariés heureux, pour parler de « démocratie dans l’entreprise », alors on risque de tout confondre, car un despotisme éclairé aussi peut très bien être participatif et rendre ses sujets heureux. Et toute entreprise pourrait alors, à un degré ou à un autre, se prévaloir de la démocratie.
C’est pourquoi, au final, il ne semble pas que l’on puisse parler de démocratie quand il y a simplement consultation des salariés avant la prise de décision du hiérarchique. La démocratie, au vrai sens du mot, commence quand il y a non seulement consultation mais concertation: quand les décisions sont prises de concert entre salariés et dirigeants.
Ce qui peut s’exprimer autrement: tant que le chef a le dernier mot, il n’y a pas encore démocratie, bien qu’il puisse y avoir présence de pratiques telles que le management participatif, relevant ponctuellement de la démocratie. Celle-ci n’advient qu’à partir du moment où il y a soit codécision entre le manager et son équipe: nul n’a le dernier mot, ils doivent s’entendre; soit la prise de décision collective: l’équipe a le dernier mot.
A ma connaissance, c’est beaucoup plus compliqué qu’on ne le pense. Nos entreprises se trouvent face à une mosaïque culturelle : culture nationale, culture régionale, culture d’appartenance sociale ou statutaire (ouvrier, technicien, agent de maîtrise, cadre, etc.), culture historique (par établissement), culture de métier (par profession), etc.
Cette mosaïque culturelle s’est davantage ancrée dans nos entreprises après la révolution et a été fortement influencée par l’injustice sociale et le sentiment amer. Ces différentes cultures influencent le comportement des membres de l’entreprise; la culture conditionne les attitudes, les processus et les systèmes de gouvernance.
Nos entreprises ont besoin d’un cadre de pensée purement tunisien, d’un système de valeurs et de règles commun, d’un système relativement organisé de significations, mais surtout partagées par tous les Tunisiens.
L’intérêt de ce concept réside dans son caractère unificateur, rassembleur et intégrateur de notre identité. Notre mosaïque culturelle joue un rôle fondamental dans l’établissement d’un système de gouvernance efficace et commun à toutes les personnes. En effet, elle devrait fournir un code commun de transmission des informations et un schéma d’interprétation des signaux, et donc devrait permettre d’accroître la convergence, la coordination, la rapidité de décision. Elle devrait contribuer à réduire l’incertitude sur la façon de réagir. Etant donné que chaque culture détermine un mode de perception et de compréhension des directives, plus les cultures seront différentes, plus complexe sera la gouvernance.
Quelle forme prendra la gouvernance destinée à une entreprise dont la culture de ses salariés est une donnée déterminante? Telle est la question mystère; nous pouvons imaginer toutes les solutions possibles et toutes les combinaisons possibles des différents modes de gouvernance que j’ai décrit plus haut, mais ceci restera toujours tributaire d’HOMMES et de FEMMES.