Il est prévu que la statue du premier Président de la République tunisienne, feu Habib Bourguiba, retrouve sa place, le 20 mars pour la fête de l’Indépendance. Retour sur une action lourde de sens.
La décision vient contrecarrer celle du président déchu, Zine el-Abidine Ben Ali, qui a changé la place de la statue du cœur du centre-ville de Tunis à La Goulette, un certain 11 novembre 1987, suite à un « coup d’Etat pacifique ».
La date de l’enlèvement est déjà révélatrice. Ben Ali n’a pas attendu longtemps. Quatre jours après son ascension au pouvoir, il n’a pas hésité à la reléguer à La Goulette, dans une vaine tentative de l’effacer de la mémoire collective des Tunisiens. Mais hélas! L’histoire des peuples, ô combien prodigue de leçons, a bel et bien montré qu’ils tiennent à leurs symboles, même s’il s’avère que le bilan de ces derniers est mitigé et nécessite une certaine relecture pour écrire fidèlement l’Histoire pour les générations futures.
Et ce n’est pas uniquement à Tunis. Une statue de Bourguiba sur son cheval retrouvera sa place à l’entrée de la ville de Monastir le 20 mars également. Dans une déclaration à Jawahra fm, Kamel Harzalli, responsable des festivités du 20 mars au sein d’une association qui œuvre pour la sauvegarde du patrimoine de Bourguiba, a indiqué que les préparatifs vont bon train pour réinstaller la statue qui se trouve actuellement à la caserne des unités d’intervention de Sidi Saâd. Ainsi, « le Bourguibisme est de retour en force », d’après le même responsable.
Le Président de la République, Béji Caïd Essebsi, a déjà puisé dans le patrimoine du premier président de la Tunisie. Ceux qui ont connu Bourguiba de près et ceux qui ont vécu l’ère bourguibienne savent très bien que l’actuel président à l’instar de Bourguiba utilise la même forme de discours : proverbes, versets coraniques, allégories, anecdotes et plaisanteries. Le même gestuel, surtout en ce qui concerne le mouvement des mains, les lunettes. D’ailleurs, c’est en quelque sorte grâce à ces assimilations entre les deux présidents que BCE a pu gagner en popularité à un certain moment, notamment chez les personnes qui ont vécu l’époque de Bourguiba.
En tout cas, notre propos n’est pas de faire le bilan de l’oeuvre de feu Habib Bourguiba, mais plutôt de revenir sur le retour de la statue du premier Président de la République Tunisienne à sa place.
Premier élément d’analyse. La statue sera remise à la place du 14-Janvier. Cette place anciennement appelée la place 7 novembre, est l’un des symboles de la révolution du 17 décembre 2010/ janvier 2011, ce qui pousse certains à s’interroger: « Que vient faire la statue de Bourguiba, malgré toutes ses qualités et les indéniables acquis qu’on lui doit, dans une place symbolique rappelant les enfants de la révolution? « . Rappelons que la même place a été le témoin de la répression policière des forces de l’ordre de Ben Ali, un certain 14 janvier 2011, étant donné qu’elle est située à quelques mètres du ministère de l’Intérieur.
Est-ce le moment propice à un geste pareil ? Pour le député du Front Populaire à l’ARP, Ammar Amroussia, la remise de la statue de Bourguiba est un acte hors du temps et du contexte. Pour lui, les Tunisiens s’attendent à des mesures urgentes en matière de développement régional, à la réduction des inégalités et de la tension sociale.
« Une décision pareille ne va pas avec le contexte actuel », lance-t-il. Sans mâcher ses mots, ce député de la gauche tunisienne rappelle une vérité amère: « Béji Caïd Essebsi, qui ne cesse de s’inspirer de Bourguiba et exploiter son image, n’a jamais protesté pendant les longues années d’exil de feu Bourguiba, sous le règne de Ben Ali. » Et d’avancer que le président actuel de la République n’a hérité des compétences de feu Bourguiba que les formalités ( discours et gestuel) et rien d’autres surtout les compétences de Bourguiba en matière de gestion des affaires publiques, déclarant « qu’il est loin de l’image de Bourguiba !! ».
Le retour au passé est un signe d’échec, estime le secrétaire général du Courant Populaire, Zouhaier Hamdi, en interprétant la remise de la statue de Bourguiba à sa place. « La présidence de la République évoque le passé pour se voiler la face et faire oublier les problèmes concrets des Tunisiens qui vivent dans le présent. Ceci amène à se demander si la présidence de la République n’a pas d’autres préoccupations à part de s’intéresser au passé », continue-t-il.
Tout en reconnaissant que feu Bourguiba fut le fondateur de la Tunisie moderne, Zouhaier Hamdi estime que c’est une étape qui a pris fin et qu’il est hors de question de sacraliser les gens de nos jours. La jeunesse tunisienne s’est révoltée contre tout un régime qui a gouverné le pays pendant 60 ans et Bourguiba en fait partie, d’après le secrétaire général du parti nationaliste. « Ne pas mettre une statue commémorant la mémoire des martyrs et de la jeunesse de la révolution est une forme de provocation pour les Tunisiens », conclut-il.
Dans la même perspective, Ghazi Chaouachi, député à l’Assemblée des représentants du peuple du bloc du Courant Démocratique, estime qu’en remettant la statue de Bourguiba à sa place, Béji Caïd Essebsi croit qu’il va bénéficier de l’héritage de Bourguiba et de son aura. « Je leur dis hélas pour vous, la Tunisie a connu une révolution qui a balayé un régime dictatorial qui a commencé juste après l’indépendance jusqu’au 14 janvier 2011 « , s’insurge-t-il. « Même l’époque bourguibienne a été marquée par la dictature et la corruption qui ont souillé tous les acquis que Bourguiba a fait gagner au pays », regrette-t-il.
Pour lui, suite au 14 janvier, la Tunisie connaît l’époque des institutions et de l’Etat de droit donc « remettre la statue n’a aucun sens et présente un retour en arrière à un moment où le pays a besoin d’avancer. L’époque du leader est révolue, le seul leader aujourd’hui c’est le peuple et c’est à sa mémoire qu’on devrait ériger une statue ». Et d’espérer que la rumeur restera telle, une rumeur infondée : » Nous n’avons pas besoin de statue, nous avons besoin d’un Etat, de la transparence, d’une bonne gouvernance pour devenir compétitifs », conclut-il.
Contrairement à ces trois politiciens, Abdelhamid Jelassi, vice-président du mouvement Ennahdha, voit la question différemment: » Qu’on le veuille ou pas, Habib Bourguiba a apporté sa contribution au développement du pays, rappelle-t-il. En 1987 et 1988, les blessures du despotisme étaient encore vives. Maintenant en 2016, il est temps de faire un bilan neutre et indépendant de l’expérience de Bourguiba. Nous avons besoin de soigner les blessures du passé », affirme-t-il.
Mais cette réhabilitation doit englober tous ceux qui ont été victimes de l’époque bourguibienne, à l’instar de Salah Ben Youssef et les autres ainsi que tous ceux qui ont été dans l’opposition au pouvoir avant et après 1956, d’après notre interlocuteur. « Personnellement, je ne suis pas contre la remise de la statue de Bourguiba à sa place, cependant j’aimerais bien que l’Etat se focalise encore sur d’autres affaires plus palpables et qui touchent de près les Tunisiens », dit-il clairement.
A notre question, si la remise de la statue de Bourguiba est contraire à l’esprit du 14 janvier, le vice-président du mouvement Ennahdha a répondu par la négative: « Pour moi, ce n’est pas paradoxal du tout, car l’esprit du 17 décembre 2010/14 janvier 2011 n’est pas un esprit de vengeance et n’est pas un esprit d’exclusion. C’est un esprit juste avec le passé, le présent et le futur. »