La réflexion est certes audacieuse, vous allez me dire que je rêve. Le peuple tunisien a le droit de rêver et il a prouvé à tout le monde qu’il a toujours réussi à concrétiser ses rêves.
La réflexion au sujet d’une réforme de notre démocratie et de notre mode de gouvernance concernerait la manière dont l’Etat devrait utiliser les pouvoirs qui lui sont confiés par le peuple tunisien ainsi que la manière dont les autres acteurs (opposition, organisations syndicales, société civile, administration…) interagiraient et ce pour un objectif unique.
Elle devrait porter sur la façon dont les choses pourraient et devraient se faire, surtout en ces moments difficiles. Le but est d’ouvrir le processus d’élaboration des politiques, afin qu’il se caractérise par une participation, une responsabilisation et une implication accrues de tous les acteurs. Une meilleure utilisation des pouvoirs devrait rapprocher l’Etat du peuple et renforcer l’efficacité des politiques.
Cette proposition de réflexion de réforme dite « démocratie systémique », « démocratie par objectif »ou encore « démocratie dirigée », se déclinerait en sept grands principes, à savoir: l’ouverture, la participation, la responsabilité, l’efficacité, la transparence, la cohérence et l’audace mesurée.
Ces principes servent à leur tour d’inspiration à des propositions de changement qui correspondent à quatre rubriques: l’intensification de la participation des acteurs dans la formulation et la mise en œuvre des projets structurants; de meilleures politiques socio-économiques; de meilleures réglementations et de meilleurs résultats; le recentrage des politiques et des institutions tunisiennes.
L’idée essentielle étant de favoriser la généralisation de la participation démocratique, d’ouvrir le processus décisionne afin d’accroître la participation des individus et des organisations à l’élaboration et à l’application des politiques de restructuration avec des objectifs, un agenda et une obligation de résultats de chaque acteur et une feuille de route clairement définie.
Cet objectif de participation accrue, avec engagement et obligation sur le résultat, devrait s’accompagner d’une redéfinition de la nature et du rôle de nos institutions gouvernementales. Il s’agit de passer d’une conception hiérarchisée, classique, bureaucratique, hésitante, caractérisée par un immobilisme dominant, renforcée par le l’absence de stratégie et de visibilité, à une approche pragmatique qui privilégie la facilitation, le courage et l’audace dans la prise de décisions, la négociation organisée et l’implication de tous les acteurs.
La Tunisie doit renouveler la méthode communautaire en suivant une approche qui parte davantage de la base que du sommet. Autrement dit, « le modèle linéaire » classique consistant à décider des politiques au sommet devrait être remplacé par un modèle vertueux basé sur l’interaction, les réseaux et sur une participation à tous les niveaux, de la définition des politiques jusqu’à leur mise en œuvre.
Si l’approche privilégie, le pragmatisme, les réseaux, la transparence, la participation et l’inclusion, la perspective qu’elle privilégie est celle de la gouvernance dite systémique, par objectif ou encore dirigée.
L’objectif serait de parvenir à accroître l’efficacité et la légitimité des politiques publiques aux yeux du peuple tunisien. Les réseaux, la participation, l’inclusion, le pragmatisme, la transparence sont encouragés en tant qu’instruments devant conduire à la réalisation de ces objectifs spécifiques et non pas en tant qu’éléments constitutifs d’un projet démocratique à l’occidentale, n’apportant pas de solutions à nos problèmes.
Nos dirigeants sont aujourd’hui confrontés à la nécessité de trouver des solutions politiques efficaces à des problèmes majeurs, ainsi que de surmonter la défiance du public envers les institutions qui le gouvernent.
La capacité à garantir une large participation à tous les niveaux et de la définition des politiques jusqu’à leur mise en œuvre, dépendra de la qualité, de la pertinence, de la détermination et de l’efficacité de nos dirigeants.
A l’origine de l’intérêt pour cette politique de gouvernance, il semble que l’on ne trouve plus une adhésion aux principes de la démocratie à l’occidentale, mais plutôt la conviction qu’à l’heure actuelle, les politiques ne peuvent plus être efficaces si elles ne sont pas conçues, mises en œuvre et appliquées d’une manière plus participative, systémique, par objectif ou encore dirigée.
Cette description doit être lue comme une critique. Elle présenterait cette politique de gouvernance comme alternative à l’actuelle politique qui a prouvé son incapacité. Elle contraste aussi avec l’opinion de ses partisans qui considèrent que cette dernière pourrait rompre avec le dogmatisme dépassé de l’actuelle politique et qu’elle peut donc adopter une approche pragmatique dont la priorité est de s’assurer de la capacité des mécanismes politiques à produire des objectifs consensuels.
A l’inverse, une lecture critique tendrait à souligner que cette nouvelle politique de gouvernance, influencée en cela par le nouvel institutionnalisme et le communautarisme, cache en réalité de réelles préférences.
S’il est vrai qu’une telle critique peut ouvrir un espace de propositions, celle-ci ne peut être efficace que si elle s’assortit, du moins implicitement, d’un argumentaire substantiel en faveur de schémas alternatifs.
Nous devons garder les pieds sur terre: Nous ne pouvons pas ignorer ceux qui ne veulent pas du bien à notre pays, ceux qui ne renonceraient pas facilement à leur projet, ceux qui manipuleraient les victimes de l’injustice sociale impatients de voir leur vie changer vers le mieux, qu’à condition de réussir à convaincre tout le monde et surtout de pouvoir prouver qu’une solution alternative est possible.
Je souhaite défendre ici la thèse qu’il est possible de concevoir des modèles alternatifs dans l’esprit de cette nouvelle démocratie systémique par objectif ou encore dirigée qui met l’accent sur notre créativité en tant qu’agents opérant à l’intérieur d’un cadre de pratiques établies.
Parce que des individus existent dans notre réalité sociale, les raisons qui président à leurs actions ne peuvent être isolées des pressions sociales. La question essentielle concernerait alors plutôt la nature de ces pressions : relèvent-elles de la coercition, de la manipulation ou de l’échange d’idées? La violence surgit chaque fois qu’un individu ou un groupe dénie à un autre sa liberté d’action. Certes, ce n’est facile, il faut prévoir un cadre de processus de délibération qui traiterait les autres comme des agents susceptibles d’être convaincus de la sagesse de tel ou tel choix afin qu’ils choisissent de s’y rallier. Ce processus de délibération prend la forme d’un recours à la force de conviction et à l’échange d’idées. La procédure du débat d’idées conduit les individus à réfléchir à leurs convictions et à leurs préférences, quitte à les modifier éventuellement à la lumière d’opinions exprimées par d’autres et donc à exercer leur libre-arbitre et leur capacité à raisonner sur des points précis, afin de décider quels sont les idéaux et les politiques qu’ils sont prêts à cautionner. L’on pourrait dire alors que ce qui importe vraiment est moins de savoir si l’Etat parviendrait à générer le consentement que la possibilité donnée aux citoyens d’examiner et d’exprimer des perspectives divergentes dans le cadre d’un débat d’idées.
Il serait possible que cette politique de gouvernance implique une certaine dose de violence, il serait néanmoins possible de tenter de renforcer la position de la démarche délibérative face à cette violence qui risquerait de se manifester. Cette préférence exprimée en faveur de la délibération au détriment de la violence annoncerait une tendance similaire à préférer l’action réfléchie au respect de règles prescriptives. Dans ce schéma d’oppositions, la proclamation de la règle vise à définir comment les autres devraient ou ne devraient pas agir; elle est imposée aux acteurs de l’extérieur et elle est posée en préalable à l’action.
Il est indéniable que cette nouvelle politique de gouvernance serait dans l’obligation d’intégrer une forme de réglementation morale, y compris celle qui détermine au moins provisoirement le cadre constitutionnel de la délibération. Cette nouvelle politique de gouvernance pourrait tenter de veiller à ce que cette réglementation doive rester suffisamment flexible pour permettre aux individus d’inventer de nouvelles formes d’éthique personnelle et même de s’assurer que la réglementation soit remise en question à intervalles réguliers.
Il faut croire en notre capacité. Il faut être honnête avec le peuple. Il faut savoir doser, calibrer pessimisme et optimisme.