Il est membre de l’Institut universitaire de France et professeur à Sciences-Po, Gilles Kepel a récemment publié deux ouvrages dont “Terreur dans l’Hexagone: genèse du djihad français”, aux éditions Gallimard, « Genèse du djihad français et passion arabe », » Passion en Kabylie, paysage avant la bataille ». Rencontré à Tunis, à l’espace Millefeuilles pour la présentation de son dernier ouvrage, il nous dresse un état des lieux de la construction historique des organisations terroristes telles qu’ Al Qaïda, Daech. Interview :
leconomistemaghrebin.com : Lors de la conférence, vous avez évoqué que la construction de ces organisations terroristes a connu trois phases : la première phase ( 1981-1997), mais la troisième phase a commencé en 2005, comment expliquez-vous ce processus ?
Gilles Kepel : Au début de la troisième phase, c’est en 2005, depuis la publication de la mise en ligne à mon avis du livre Abou Massab Al Souri, qui s’appelle “ Daawa ila il moukawma el isslamiya el alamiya” en janvier 2005. Vous savez la troisième phase qui est une phase pas du tout pyramidale comme l’était Al Qaïda, mais réticulaire, en réseau, en essaim. Et donc, ce qui va favoriser des jeunes Européens et de va et vient entre ces jeunes Européens musulmans ou convertis, d’où leur genèse.
Quand Al Souri a écrit à l’époque, ce n’était pas encore l’Afghanistan. Mais du fait que certains pays du printemps arabe ont connu un échec, on va avoir des champs bataille de Djihad de proximité dans lesquels ils vont aller se former et s’endoctriner. Prenons l’exemple de la Syrie, la Libye, le Yémen et pour la Tunisie, bien sûr c’est très frappant, car ces gars vont se former dans des camps spécialisés à Sabrata ou à Derna. Ensuite ils seront réexpédiés en Syrie ou en Tunisie.
…mais leur retour pose un énorme problème. Que faut-il faire dans ce cas ?
Leur retour est un énorme problème parce que tout d’abord, même si certains disent sincèrement vouloir tourner la page du djihad, les scènes auxquelles ils ont assisté, d’exécution, d’égorgement d’apostats, de koffars, etc. sont des scènes épouvantablement traumatisantes et donc c’est un énorme problème pour leur retour. Et puis il y a ceux qui reviennent parce qu’ils sont infiltrés pour commettre des attentats. Et donc ça pose un très grand problème aussi bien à la Tunisie qu’à la France, puisque vous savez que nous partageons le même « privilège » : vous en tant que premier exportateur maghrébin de Djihadistes et nous en tant que premier exportateur européen.
On compte un grand nombre de terroristes présents dans les zones de tension. Pour le cas de la Tunisie, leur nombre varie entre 6000 et 8000 Tunisiens, et 1700 en France?
On ne connait pas les chiffres exactement parce qu’il y a un mode de comptage différent, mais ce sont des estimations à travers des surveillances téléphoniques. Mais le problème c’est de voir ce qui se passe au retour : ils sont pour la plupart emprisonnés par prudence avant d’être jugés mais sait-on ce qui se passe dans les prisons ? La France essaie de les séparer des détenus de droit commun, de les isoler. Parce que dans les années 2000, et particulièrement après 2005, ceux qui avaient été emprisonnés et ont côtoyé en prison les Djihadistes sont sortis, non seulement convertis au Djihadisme – parce qu’il est porteur d’un idéal d’une certaine manière -, mais, qui plus est, la violence qu’ils portent en eux s’est transformée en violence djihadiste. C’est ce mélange qui a favorisé l’expansion du Djihad.
Pensez-vous que le terrorisme se nourrit de la misère et de l’ignorance où il y a d’autres facteurs qui entrent en jeu?
Oui, entre autres, mais ce ne sont pas les seuls facteurs. Il y a la question culturelle de l’expansion du salafisme au djihadisme qui est un énorme problème, parce que c’est le salafisme qui fournit tout ceci. Or la base de tout cela, c’est l’idéologie de l’alliance et du désaveu (walaa wal Baraaa), l’allégeance et la rupture avec les “Koffars” et “Al mortaszika” qui est une vision complètement radicale, qui est portée par le salafisme et qui est avant tout encouragée par l’Arabie Saoudite et les Etats du Golfe. Simplement ils n’opéraient pas le passage à l’acte dans la violence. Aujourd’hui, il y a ce passage à l’acte, et donc tous les salafistes ne sont pas violents, mais tous les Djihadistes sont des salafistes.
Mais le passage du salafisme au djihadime est-il possible?
Oui le passage est possible, mais il n’est pas obligatoire, si vous voulez ça forme le milieu dans lequel il va y avoir l’incubation, et ça se passe très vite, il y a des gens qui parlent d’islamisation et de radicalisation moi je n’y crois pas. Personnellement, je pense qu’il y a un phénomène tout à fait important à comprendre le phénomène du Djihadisme depuis ces dernières années.
Ce qui se passe en Libye?
C’est très difficile de savoir, mais ce qu’on voit ce sont des bombardements qui ont eu lieu à Sabrata, et qui sont destinés entre autres à protéger la Tunisie puisque Sabrata est un camp de formation de Djihadistes tunisiens, situé à 102 kilomètres de la frontière tunisienne et c’est un enjeu extrêmement complexe.