Oussama Kheriji, président de l’Ordre des ingénieurs de Tunisie, a accordé une interview exclusive à leconomistemaghrebin.com. Il s’est exprimé sur les dernières mesures prises par l’Ordre, sur l’enseignement supérieur privé, le chômage des ingénieurs et les prochaines priorités de l’Ordre.
leconomistemaghrebin.com : Récemment, l’Ordre a annoncé un certain nombre de mesures.
Oussama Kheriji : Avant d’évoquer les décisions prises récemment par l’Ordre des ingénieurs, je voudrais revenir sur un certain nombre de données que les lecteurs de leconomistemaghrebin.com ne connaissent pas forcément.
Premièrement, le rôle de l’OIT, parmi les rôles de l’Ordre, tel qu’indiqué par l’article 9 de son règlement intérieur figurant dans son statut: « L’OIT veille à la promotion de la profession d’ingénieur et à la qualité de la formation et contribue à l’évaluation des besoins du pays en ingénieurs ». Bien entendu, la formation d’ingénieur est assurée par les Ecoles d’ingénieurs étatiques et privées. Ainsi cela fait partie de nos prérogatives et de nos responsabilités à la fois.
J’attire votre attention sur un fait. Seize écoles privées d’ingénieurs ont été fondées pendant la période qui va de 2000 à 2010; et de 2011 à 2014, 12 autres écoles d’ingénieurs ont été fondées dont six ont vu le jour en 2014, sous un gouvernement dont le ministre de l’Enseignement supérieur est accusé d’être actionnaire dans une université privée.
L’augmentation du nombre des écoles d’ingénieurs privées a été accompagnée par celle du nombre des ingénieurs diplômés. En effet, en 2010, le nombre des ingénieurs diplômés que ce soit des écoles étatiques ou des écoles privées était de l’ordre de 4300. En 2015, le nombre a atteint 8500 ingénieurs diplômés. Pratiquement, le chiffre a doublé. Cette augmentation fulgurante du nombre des ingénieurs diplômés a coïncidé avec une période de récession économique dans notre pays après la révolution, ce qui a engendré des difficultés pour les absorber et par conséquent, certaines spécialités d’ingénieurs ont connu le chômage.
Les mouvements sociaux des élèves des Ecoles d’ingénieurs étatiques en 2015 ont lancé une grève de deux mois. Ce mouvement, qui a commencé à Sfax puis à Sousse, a gagné toutes les écoles d’ingénieurs sans exception. La tension est montée d’un cran avec l’arrivée sur le marché de l’emploi d’ingénieurs sortis des écoles privées qui n’ont pas fait l’école préparatoire, comme leurs homologues des écoles étatiques, qui n’ont pas obtenu de mention au Bac et qui prétendent les concurrencer.
Réagissant à leurs revendications, le comité provisoire de l’Ordre des ingénieurs tunisiens, qui était en charge des affaires de l’Ordre avant le bureau actuel, a décidé la suspension des inscriptions des ingénieurs diplômés issus des écoles privées à l’Ordre des ingénieurs. Pour comprendre la gravité de cette décision, sachez qu’un ingénieur ne peut exercer ou postuler pour un concours de la Fonction publique ou dans le secteur privé s’il n’est pas inscrit à l’Ordre, chose qui est largement non respectée dans le secteur privé. C’est une question déontologique et juridique bien évidemment. Il lui faut l’aval d’ un corps de métier pour exercer, pour garantir ses droits et ceux de son employeur, en cas d’infraction grave. Suite à la décision de suspension, une problématique morale s’est posée.
Quelle que soit l’évaluation des écoles privées, les élèves ingénieurs quand ils ont entamé leurs études dans ces établissements, étaient assurés d’obtenir l’équivalence de leurs diplômes par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Le jour où ils ont décidé de choisir une école d’ingénieurs privée, personne ne les a mis en garde (y compris l’OIT)!! Donc, bien évidemment après cinq ans d’études dans une école privée, et les montants qui ont été dépensés, rien ne pouvait s’opposer à leur inscription à l’Ordre des ingénieurs.
A partir du 20 octobre 2015, suite à l’élection du nouveau bureau de l’Ordre nous avons pris de nouvelles décisions. Nous nous sommes dit qu’il fallait instaurer de nouvelles décisions qui soient plus logiques et plus adaptées à la situation. La première étape était de voir si le ministère de tutelle avait véritablement l’intention d’ adopter une démarche de réforme. Suite à une rencontre avec le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, il s’est avéré qu’il a saisi le dossier et qu’il a déjà préparé un plan de réforme par le biais de la création de l’Instance nationale d’accréditation(en 2017) dont la mission sera d’évaluer les écoles d’ingénieurs privées et étatiques selon une même grille.
Ainsi les écoles d’ingénieurs qui répondent aux critères auront l’accréditation, celles qui présentent un certain nombre de lacunes seront appelées à se conformer à tous les critères requis pour prétendre à l’accréditation. Mais pour arriver à ce stade, il faudra attendre 2017…
Mais que faire entre-temps jusqu’à ce que l’instance voit le jour?
Nous avons décidé de créer une commission d’évaluation sur la base de quatre critères fondamentaux qui existent déjà dans le cahier des charges. Le premier critère est relatif aux conditions d’admission de l’étudiant, le deuxième concerne le taux des enseignants permanents. Je dois rappeler que le cahier des charges exige que 25% du corps enseignant soit permanent, le troisième est relatif au taux d’encadrement- un seul encadreur pour 25 étudiants- et quant au quatrième critère, il concerne la qualité des espaces et surtout les équipements et les laboratoires dédiés à la formation.
La commission sera chargée d’évaluer le taux de conformité des 28 écoles d’ingénieurs privées aux critères que je viens de citer. Cette évaluation permettrait de dégager trois catégories d’écoles. La première catégorie est relative aux écoles d’ingénieurs qui répondent à tous les critères, la deuxième catégorie est relative aux écoles d’ingénieurs qui répondent partiellement aux conditions requises. Cette catégorie pourra bénéficier d’une période de grâce afin de compléter tous les critères manquants afin que ses étudiants puissent être inscrits dans l’Ordre des ingénieurs et la troisième catégorie concerne les écoles d’ingénieurs qui ne répondent à aucun critère et dans ce cas, nous refuserons d’inscrire leurs diplômés à l’Ordre des ingénieurs.
Cette commission travaillera pendant le reste de cette année. Ainsi cette démarche permettra d’établir une liste pour les futurs étudiants en ingénierie, leur indiquant les écoles d’ingénieurs dont les diplômés seront inscrits à l’Ordre des ingénieurs et les écoles d’ingénieurs dont les diplômés ne seront pas inscrits. Pour les diplômés en ingénierie des écoles privées avant 20016, nous avons décidé de lever la suspension d’inscription.
Etant donné la situation actuelle, comment évaluez-vous la position des écoles d’ingénieurs privées?
Depuis le déclenchement des protestations en 2015, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique a mis en place une commission pluridisciplinaire composée d’académiciens venant de plusieurs horizons, du privé et de l’étatique, et même l’Ordre y était représenté.
Cette commission a élaboré un rapport, publié au mois de septembre dernier. Le rapport a fait un très bon diagnostic de la situation des écoles privées selon les indicateurs des performances et a montré que pratiquement la majorité des écoles d’ingénieurs privées ne répondent pas aux normes de qualité citées dans le cahier des charges. Toutes les écoles privées sont en infraction y compris celles qui sont de renommée.
Aucune école ne se conforme à 100% au cahier des charges. Cela est alarmant. Et pourtant, nous n’avons pas voulu nous baser sur ce rapport pour établir la liste des écoles privées dont les diplômés seront inscrits à l’Ordre et ceux qui ne le seront pas. D’ailleurs, nous avons pris connaissance qu’un certain nombre d’écoles privées ont commencé à suivre les recommandations. A la lumière des échos que nous avons reçus, nous sommes sûrs et certains qu’il va y avoir de nettes améliorations.
Comment envisagez-vous les rapports entre les écoles privées et celles étatiques, après l’adoption des réformes?
Je veux préciser une chose cruciale tout d’abord. L’Ordre des ingénieurs n’a aucune animosité contre les écoles d’ingénieurs privées. Ce qui nous intéresse c’est la qualité de la formation. Que ce soit à l’école privée ou étatique, nous voulons que l’ingénieur soit formé correctement sur des bases qui répondent aux critères requis. Quand le nouveau comité a été élu, nous nous sommes trouvés face à 28 écoles privées d’ingénieurs. Notre objectif est d’obtenir que les normes de qualité requises soient appliquées à toutes les écoles sans exception.
Cela dit, nous aimerions voir instaurer une relation de complémentarité entre les écoles d’ingénieurs privées et celles étatiques. A titre d’exemple, les écoles privées pourraient se focaliser dans les spécialités qui ne sont pas développées dans les écoles étatiques. Elles peuvent aussi se focaliser sur la formation d’étudiants africains.
Partout dans le monde, il existe des écoles privées, mais elles ne sont pas toujours à but lucratif. Elles gagnent de l’argent pour assurer la pérennité du projet et œuvrent sous forme de fondation. En Tunisie, une bonne majorité de la société estime que les universités privées ne cherchent que le gain rapide. En adoptant des mesures sociales, les écoles d’ingénieurs privées pourraient être mieux acceptées en Tunisie.
Est-on capable, à l’heure actuelle, d’exporter le savoir de l’ingénieur tunisien vers d’autres pays comme l’Afrique par exemple?
Sachez que les ingénieurs tunisiens sont capables d’être sur n’importe quel marché africain. Je ne vous apprends rien en disant que c’est un terrain vierge et qui est inexploité pour le moment. Donc l’ingénieur tunisien a tant de chose qu’il pourrait faire sur le continent africain. Mais pour que l’ingénieur tunisien trouve sa place en Afrique, il faut qu’il y ait un certain nombre de conditions réunies.
En premier lieu, cela doit s’inscrire dans la politique de tout un Etat qui veut s’ouvrir sur le continent africain. Il faut que les bureaux d’études, les banques et les représentations diplomatiques se mobilisent pour préparer le terrain. Quelques exceptions ont réussi à mener leur projet en Afrique, mais cela reste toujours des exceptions.
Nous voulons établir des partenariats avec nos homologues dans les pays africains afin de faciliter l’accès des ingénieurs tunisiens au marché africain. Ce n’est pas le savoir-faire qui manque et ni la compétence. C’est plutôt le contact, l’accompagnement et le terrain favorable. Rappelons que nous ne sommes pas les seuls à vouloir partir à la conquête du marché africain, surtout après la saturation des marchés européens pour certains métiers d’ingénieurs.
Le chômage n’a pas épargné les ingénieurs, notamment les ingénieurs agronomes?
Le secteur agricole n’est pas le plus développé en Tunisie si on le compare aux autres secteurs, ce qui fait que sa capacité à infléchir la courbe du chômage est relativement faible. De l’autre côté, il existe plusieurs écoles d’ingénieurs d’agronomie : l’INAT à Tunis, au Kef, Mateur, Mogran, et Chatt Meriem.
L’ensemble de ces écoles forme entre 600 et 700 ingénieurs agronomes par an. Mais force est de constater que le secteur agricole est incapable d’absorber ces promotions. Dans le secteur privé, les agriculteurs qui peuvent se permettre d’engager un ingénieur ne sont pas légion : ils ne sont que 15% sur la masse totale d’agriculteurs à pouvoir le faire. Et l’Etat ne pratique pas le recrutement massif. Conséquence: la plupart des promus optent pour la poursuite de leurs études afin de pouvoir entamer une carrière d’enseignants universitaires ou bien ils décident de changer carrément de vocation.
Nous n’avons pas un plan de sauvetage pour le moment. Cependant, réflexion faite, nous estimons nécessaire de réformer l’ingénierie agricole. Mais aucune vision n’est claire sur l’avenir de cette réforme. Parmi les solutions, il faut en premier lieu limiter le nombre d’ingénieurs promus.
Ne vaudrait-il pas mieux fermer un certain nombre d’entre elles ou changer leur vocation ?
C’est une idée qui mérite mûre réflexion mais le décideur se trouvera face à un certain nombre de problématiques. Des personnes occupant des postes au sein de ces établissements qui bénéficient de privilèges refuseront certainement cette alternative.
De plus, l’environnement de ces écoles d’ingénieurs refusera étant donné qu’elles sont considérées comme un acquis et comme un facteur de développement socio-économique. Donc des tractations politiques et socio-économiques empêcheront la prise de décision.
Une proposition dans ce cadre, c’est de changer l’Ecole Supérieure d’Agriculture du Kef (ESAK) en un centre international pour l’agriculture de conservation. L’idée a été proposée par des enseignants de l’école au ministère de l’Agriculture. L’agriculture de conservation est une approche qui commence à s’étendre partout dans le monde. La Tunisie doit être pionnière dans ce domaine en Afrique.
Quelles sont les priorités, dans le proche avenir, de l’Ordre des ingénieurs tunisiens, notamment en ce qui concerne le statut et la situation socio-économique de l’ingénieur?
Faut-t-il toujours que je rappelle que c’est parmi les tâches de l’Ordre de défendre les intérêts moraux et matériaux de la profession? D’ailleurs la priorité des priorités est de travailler sur la situation morale et matérielle des ingénieurs. Nous envisageons de négocier le salaire de l’ingénieur dans la Fonction publique de manière à l’aligner sur celui des professions qui ont fait le même parcours académique que nous.
Je m’explique: le juge qui a suivi un parcours académique de cinq ans– comme celui de l’ingénieur– pour obtenir son diplôme entamera sa carrière dans la Fonction publique en touchant un salaire de 1800 dinars. Ce qui n’est pas le cas de l’ingénieur qui ne touchera que 1300 dinars. Cette inégalité est inacceptable, car en fin de carrière entre les deux salaires pris en exemple, la différence atteindra 1000 dinars. C’est pourquoi, nous revendiquons la mise à niveau du diplôme d’ingénieur avec toutes les professions qui nécessitent cinq ans d’études universitaires.
Pour le secteur privé, nous envisageons de mettre en place la loi des professions d’ingénierie. Cette loi va définir la profession de l’ingénieur, son contenu et ses limites. Je donne un exemple : la mission d’un ingénieur en développement informatique consiste à développer. Cela dit, la maintenance informatique n’est pas sa mission et il ne doit pas être appelé dans le cadre de son travail à réparer des ordinateurs. Je tiens à rappeler qu’historiquement, dans le domaine de l’ingénierie, cette décision n’a jamais été prise. Et je pense que les ingénieurs vont poser plusieurs interrogations à ce niveau là. Mais je suis convaincu que c’est la bonne voie pour défendre les intérêts de la profession. Bien entendu nous envisageons de fixer le salaire minimum de l’ingénieur.
Le deuxième axe de notre programme est de tenir des formations en hard skills et soft skills pour améliorer l’intégration des jeunes ingénieurs dans les milieux professionnels et leur compétitivité.
Quant au troisième axe, il s’agit de la modernisation de l’Ordre, (amélioration du local, mise en place d’une représentation dans chaque gouvernorat, création d’une base de données de tous les ingénieurs pour faciliter la communication, pouvoir connaître les problèmes en temps réel et cibler les actions de l’Ordre).
Le quatrième axe vise à imposer l’Ordre en tant qu’acteur principal dans la société civile vis-à-vis du pouvoir et pour qu’il occupe la place qu’il mérite. Je note que nous avons 70.000 ingénieurs dont 48 mille sont inscrits au tableau de l’Ordre. Nous sommes l’organisme comptant le plus grand nombre d’adhérents après l’UGTT. Nous voudrions que l’Ordre reflète la force intellectuelle des ingénieurs et leur existence dans tous les secteurs.
Normalement avec toutes ses qualités, l’ingénieur devrait occuper une place de choix dans les médias afin qu’il puisse donner son approche dans tous les domaines. Et pourquoi pas ne pas participer au dialogue politique du pays, alors que d’autres organismes professionnels le font.