Tahar Refaï, ancien directeur général au ministère de l’Intérieur en charge des relations internationales, ancien membre du Conseil supérieur de la sécurité intérieure, nous livre son point de vue sur différents sujets exposés lors du Forum de Carthage tenu récemment à Tunis. Interview:
leconomistemaghrebin.com : Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste ce Forum ?
Tahar Refaï : il s’agit d’un laboratoire d’idées, un think-tank. En fait, il se veut un peu plus qu’un mouvement citoyen, dans le respect de la légalité et de l’Etat de droit. Le forum a vu le jour en juillet 2015, il a acquis la personnalité morale le 14 janvier 2016, c’est une date symbolique qui impose au forum une responsabilité accrue. Le Forum de Carthage intervient comme un humble contributeur aux efforts des structures et autres instances officielles de l’Etat pour présenter aux gouvernants des propositions et des approches dans les secteurs de la sécurité et du développement, et plus particulièrement, au regard de l’interdépendance entre ces deux concepts.
Le colloque s’articulera autour de quatre thématiques prioritaires:
- Les jeunes en Tunisie: l’identité nationale et l’appartenance culturelle;
- Les jeunes en Tunisie et la sécurité;
- L’inclusion économique des jeunes en Tunisie;
- Les jeunes en Tunisie et le développement local.
Pourquoi avoir choisi ce thème sur la jeunesse? Quel en est l’objectif?
Le colloque s’organise dans un contexte marqué par une transition qui présente, encore aujourd’hui, des pesanteurs diverses, dont certaines touchent de près les jeunes. Les jeunes dans notre pays avec le poids démographique et social et la structure de la société sont, ou à tout le moins, estiment être parmi les plus atteints par ces pesanteurs.
Plusieurs raisons justifient, selon eux, ce vécu bien complexe qui touche tous les domaines de la vie : social, économique et culturel. En retenant les plus saillants, on pourrait, entre autres, évoquer la perte des repères et des paradigmes, la persistance de certaines inégalités et manifestations d’exclusion et de marginalisation et surtout l’aggravation du chômage. Les jeunes estiment que leurs chances d’insertion sont de plus en plus réduites et leur avenir incertain, ce qui serait de nature à nourrir chez cette frange importante de la population des sentiments de suspicion, de défiance, voire de rancœur.
D’où l’initiative du Président de la République qui, ayant pris conscience du malaise des jeunes, avait annoncé, au cours de la cérémonie organisée à l’occasion du 5ème anniversaire de la Révolution, son intention d’organiser durant le printemps prochain un Congrès national sur ce qu’il a appelé « les problèmes de la jeunesse tunisienne ». L’objectif de cette rencontre nationale étant- d’après la couverture officielle de l’événement- de définir les stratégies et outils pratiques devant permettre de lever l’injustice dont sont victimes les jeunes et de favoriser leur intégration.
Quelle serait la place des jeunes dans la société de demain? Mais aussi celle d’aujourd’hui?
Dans notre pays, les moins de 35 ans représentent 50 % de la population. Les jeunes sont la force vive de la société. C’est une réalité et une chance pour la Tunisie. La Tunisie se doit d’être fière de sa jeunesse. Les jeunes sont le rayonnement du présent et l’espoir de notre devenir. Et c’est fort de cette conviction qu’il y a lieu de s’employer à développer, dans un cadre de concertation élargie et plus particulièrement d’un dialogue pérenne avec les jeunes, un discours rénové en leur direction destiné à leur faire connaître la position privilégiée qu’ils sont censés occuper dans la communauté, les grands espoirs qui sont placés en eux et les responsabilités civilisationnelles qui leur incombent, et cultiver davantage en eux l’attachement indéfectible aux valeurs de citoyenneté, de l’intérêt général, de l’initiative et de l’indépendance.
Certes, les jeunes se trouvent confrontés aujourd’hui à des problèmes de nature diverses dont celui du chômage. Cela dit, le nombre de chômeurs a pratiquement doublé en Tunisie depuis 2010, soit 612 000 chômeurs dont 240 000 diplômés du supérieur. Le chômage affecte essentiellement les jeunes de 15 à 29 ans: 72% des chômeurs en l’occurrence; le taux de chômage de cette population en difficulté d’insertion avoisine 40% et beaucoup plus pour les diplômés du supérieur (57%).
Il y a assurément d’autres problèmes. Je n’aurais pas l’outrecuidance de vouloir les évoquer dans le détail puisque les structures de l’Etat les ont bien identifiés. L’Observatoire national de la jeunesse fait œuvre utile et pour ce faire, il estime que l’essentiel est de satisfaire aux besoins et aux préoccupations des jeunes et de répondre à leurs attentes et aspirations et d’œuvrer, avec détermination et rigueur, dans le cadre d’une vision nationale, globale et volontariste.
Il faut une conception de politiques, stratégies, programmes et plans d’action appropriés, et ce, dans tous les domaines qui les concernent, tels que la santé, l’éducation, l’enseignement, l’apprentissage et la formation professionnelle, l’emploi, la recherche scientifique, la culture, les technologies de la communication, la protection sociale, les activités récréatives et sportives, ainsi que le volontariat et les divers espaces de la société civile et j’en passe !
Comment peut-on analyser la situation actuelle sous tous ses aspects: sécuritaire, social et économique?
Les témoins avertis, tant tunisiens qu’étrangers, s’accordent à penser que les problèmes majeurs auxquels se trouve confrontée la Tunisie aujourd’hui sont d’ordre économique. Le climat social est tributaire de la situation économique. Il y a une relation intime entre les deux données: quand l’économie est éprouvée, la société le ressent dans la vie quotidienne, dans tous les secteurs de son existence.
Sans vouloir être pessimiste, il faut reconnaître que les indicateurs économiques sont cruels. Je m’en tiendrais à certains : le secteur du tourisme, moteur essentiel de l’économie ( représente près de 7 % du PIB et emploie plus de 400.000 personnes), est aujourd’hui un secteur sinistré. Il est rudement ébranlé tant par les attentats terroristes qui ont frappé la Tunisie que par le ralentissement de la croissance européenne, région dont est issue près de la moitié des touristes qui visitent notre pays. Les perspectives ne sont pas prometteuses. On s’attend à une baisse des recettes de l’ordre de 50 % cette année par rapport à l’année écoulée. Les chiffres sont cruels, autant de réalités qui grèvent la croissance et l’emploi.
Précisément, le chômage est une autre plaie de l’économie tunisienne. Le nombre des sans-emploi est très élevé et il le demeure. Le taux de chômage des jeunes est de 34 %. Autres indicateurs, et je m’arrêterais là, la hausse des salaires, bien que répondant à une érosion du pouvoir d’achat face à une persistance de l’inflation ou d’autres revendications réelles, aggrave davantage la situation difficile de l’économie tunisienne ( 13 % du PIB), et puis la persistance des disparités régionales qui restent considérables.
Je ne fais pas de la prose en disant qu’une meilleure gouvernance qui concerne certes le secteur économique, mais touche également tous les autres secteurs de la vie est nécessaire pour trouver les bonnes solutions à ces problèmes. Cela n’échappe certainement point aux responsables et à l’Administration en charge de ces questions. Mais avancer un peu plus et un peu plus vite serait souhaitable. La participation de tous dans cet effort est un gage de succès dans l’attachement à un vouloir-vivre commun, fondé sur le consensus, la solidarité et la cohésion.
S’agissant du volet sécuritaire, autre préoccupation de la Tunisie – cela n’échappe à personne – qui porte essentiellement sur la lutte contre le terrorisme qui a frappé notre pays à plusieurs reprises. La dernière agression a endeuillé la ville martyre de Ben Guerdane.
Au fait, aucun pays – quels que soient son niveau de développement, la puissance de son armée ou le haut professionnalisme de ses forces et agents de sécurité – n’est à l’abri de manière totale et durable de ce fléau démuni de toute humanité. La Tunisie a l’avantage de disposer d’une forteresse inexpugnable en ses forces armées et forces de sécurité intérieures, toutes spécialités confondues, qui se développent de jour en jour pour un meilleur rendement et une efficience mieux adaptée.
Le sécuritaire ne se réduit toutefois pas à la lutte contre le terrorisme. Il se doit d’assurer les missions de maintien de la paix et de l’ordre public et pour ce faire, de lutter contre toutes les formes de criminalité, et plus particulièrement celles liées au terrorisme, ainsi que celles de la délinquance.
L’enjeu clé pour une sortie de la crise économique réside-t-il dans l’inclusion économique des jeunes?
Certainement, toute politique, stratégie, plans d’action ou autres qui répondent aux besoins de la jeunesse aident à résoudre la crise économique. Il y a une consubstantialité entre les deux termes; l’inclusion économique et sociale des jeunes est à la fois un devoir qui incombe à l’Etat et un droit qui doit leur être reconnu. En annonçant l’intention d’organiser durant le printemps prochain un Congrès national sur ce qu’il a appelé « les problèmes de la jeunesse tunisienne « , le Chef de l’Etat exprime un besoin réel. Le Forum de Carthage se propose d’élever, au terme de son colloque, des propositions aux instances concernées.
D’après vous, sommes-nous sur la bonne voie en termes de lutte contre le terrorisme?
Je pense que oui. Les structures et services de sécurité généralistes ou spécialisés concourent à cette mission et réalisent des résultats positifs. Il est de la nature même de cette mission de travailler dans la discrétion et le secret. Les résultats me semblent rassurants, ils ont permis de toute façon, à plusieurs reprises, d’éviter le pire.
Certes, des améliorations sont toujours nécessaires. Il me paraît indiqué de renforcer davantage la coordination et la coopération dans le domaine du renseignement entre les différents services, la Police, la Garde nationale, les douanes, l’armée, la justice et dans les établissements pénitentiaires. Il s’agit du renseignement en milieu carcéral. Et d’introduire, le cas échéant, toute réforme structurelle appropriée destinée à apporter un meilleur professionnalisme, une anticipation plus efficiente et une action plus efficace.
Je crois, par ailleurs, utile de mettre en place d’urgence un comité multidisciplinaire en vue de procéder à des travaux d’investigation et à des études destinées à identifier les profils des ressortissants tunisiens convertis au djihadisme violent ou qui ont rejoint, en si grand nombre, les groupes terroristes à l’étranger et à comprendre les mobiles et ressorts.