Ce n’est un secret pour personne que la politique étrangère américaine, en particulier la politique moyen-orientale, comporte trop d’irrationalités, d’incohérences et de contradictions.
Mais jamais un président américain n’a abordé ce sujet avec autant de clarté et de franchise que le président Obama dans la très longue interview (35 pages) conduite par le journaliste Jeffrey Glodberg et publiée dans le Magazine « The Atlantic » dans son édition d’avril 2016.
Le clou de cette interview, outre les raisons qui l’ont amené à revenir sur sa décision d’intervenir militairement en Syrie le 30 août 2013, c’est l’aveu fait par Obama concernant le malaise avec lequel il a apparemment vécu à la Maison- Blanche du fait de son impuissance à s’opposer à « l’orthodoxie de la politique étrangère » qui oblige les présidents américains à « considérer l’Arabie saoudite comme un allié ».
Cette orthodoxie était à l’œuvre, plus vigoureuse que jamais, pendant l’action terroriste la plus spectaculaire de l’histoire, celle du 11 septembre 2001 perpétrée contre New York et Washington. Alors que trois mille personnes étaient horriblement massacrées en quelques minutes, alors que l’Establishment washingtonien et la communauté du renseignement savaient pertinemment que de richissimes saoudiens, avec ou sans l’aval de l’Etat, finançaient le terrorisme, alors que sur les 19 terroristes du 11 septembre, 15 portaient la nationalité du royaume wahhabite, alors que le terroriste en chef Ousama Ben Laden était également Saoudien, aucune sanction, aucune accusation, ni même un simple avertissement n’ont été adressés à l’Arabie saoudite. Bien au contraire, pendant que l’Amérique pleurait ses morts, l’ambassadeur saoudien à Washington, Bandar Ibn Soltane à l’époque, continuait d’être reçu en ami intime par George W. Bush comme si de rien n’était…
Question : Bush avait-il alors les mains liées par « l’orthodoxie de la politique étrangère » ou avait-il besoin de l’Arabie saoudite dans la guerre qu’il comptait mener contre le régime irakien sous le prétexte de « la lutte globale contre le terrorisme » ? Très probablement les deux.
Dans une confidence faite au Premier ministre australien, Malcolm Turnbull, le président américain, qui avait vécu son enfance en Indonésie, exprima son amertume de voir ce pays se transformer progressivement de pays musulman ouvert et tolérant, en un pays optant pour une interprétation de plus en plus fondamentaliste et intolérante de l’Islam et où de nombreuses femmes portent aujourd’hui le voile.
Pourquoi ? «Parce que, répond Obama, les Saoudiens et d’autres pays du Golfe versaient de larges sommes d’argent et envoyaient des imams et des enseignants en Indonésie. Dans les années 1990, les Saoudiens ont massivement investi dans la construction de madrassa wahhabites où est enseignée la version fondamentaliste de l’islam qui a les faveurs de la famille régnante. Aujourd’hui, l’islam en Indonésie a une orientation fondamentaliste inconnue dans le pays au moment où j’y vivais. »
« Mais les Saoudiens ne sont-ils pas vos amis ? » demanda le Premier ministre australien. Obama répondit : « C’est compliqué »…
En fait, l’idée que Al Saoud sont derrière de nombreux problèmes dans le monde n’est pas nouvelle dans l’esprit de Barack Obama. Déjà, en 2002, six ans avant son élection, et alors que l’ancien président George Bush, avec son ami Blair, remuaient ciel et terre pour détruire l’Irak, Obama s’adressait à un rassemblement anti-guerre à Chicago en ces termes : « Vous voulez une guerre M. Bush ? Commençons déjà par nos prétendus amis -les Saoudiens et les Egyptiens- afin qu’ils arrêtent d’opprimer leurs peuples, d’étouffer les voix discordantes et d’alimenter la corruption et l’inégalité ».
Voilà ce qu’Obama pense déjà de l’Arabie saoudite quand il n’était alors que sénateur, représentant l’Etat de l’Illinois. Les Saoudiens n’avaient sans doute pas dansé de joie en novembre 2008 quand le premier président noir des Etats-Unis était élu. Mais ils n’étaient pas inquiets outre mesure, car ils savaient que, même si le chef de la Maison-Blanche ne les portait pas dans son cœur, il ne peut absolument pas altérer les relations américano-saoudiennes, protégés depuis des décennies par l’ « orthodoxie » de la politique étrangère américaine qui comporte certains tabous intouchables, dont les relations avec l’Arabie saoudite et avec Israël.
Cela fait plus de sept ans qu’Obama est à la Maison-Blanche et il n’a jamais critiqué publiquement l’Arabie saoudite. Il ne s’est déchaîné contre Al Saoud que tardivement, c’est-à-dire seulement quelques mois avant qu’il ne quitte ses fonctions de Chef de l’Exécutif américain. La question que tout le monde se pose est : pourquoi maintenant ?
En fait, il ne s’agit ici ni de courage ni de lâcheté, ni de franchise ni d’hypocrisie. Le président américain abhorre la politique des Al Saoud en Arabie saoudite et des « Al » Netanyahu en Israël. Pourtant, il n’a rien fait pour infléchir ou influencer un tant soit peu l’une ou l’autre. Pendant ses sept ans à la Maison-Blanche, il avait reçu les dirigeants du royaume wahhabite et de l’Etat hébreu avec tous les honneurs, contraint et forcé de mettre une sourdine à tout le mal qu’il pense d’eux.
Cela nous donne une idée de l’étendue du pouvoir dont dispose «l’homme le plus puissant du monde ». Ce pouvoir est en fait réel quand il s’agit de la liste préétablie des pays « ennemis » contre lesquels le président peut cogner autant qu’il veut. Ce pouvoir devient très théorique dès lors que le président traite la liste, préétablie aussi, des pays « amis ». Dans ce cas de figure, le président n’a d’autre choix que de se soumettre aux exigences de l’ « orthodoxie » ou se démettre.
Et à ce niveau, on peut dire que tous les présidents américains choisissent la soumission plutôt que la démission. Saoudiens et Israéliens sont très conscients de cette étrange réalité de la politique américaine. Pour cette raison, ils sont tranquilles et dorment sur leurs deux oreilles, pratiquement indifférents à qui est élu tous les quatre ans à la Maison-Blanche, même si, pour novembre prochain, Saoudiens et Israéliens font déjà brûler les cierges pour l’élection d’Hillary Clinton. A Ryadh comme à Tel Aviv, on prie pour l’élection de cette femme plus orthodoxe que l’orthodoxie.