Si l’on célèbre aujourd’hui le 60ème anniversaire de l’indépendance avec autant de ferveur et d’émotion, c’est parce qu’il y a peu, on avait frôlé le pire.
Retour sur les années troubles 2012-2013, où l’on vit les nouveaux maîtres du pays, à l’idéologie tranchée et sans grande connaissance de notre histoire, s’acharner à faire table rase d’un passé qui nous honore autant qu’il nous engage.
Ils voulaient gommer de notre mémoire collective, faire tomber dans l’oubli et dans la trappe de l’Histoire, la commémoration de l’indépendance nationale.
L’émancipation du pays du joug du colonialisme et de ses suppôts récalcitrants à toute forme de progrès, incarnation même d’une société figée, archaïque, rétrograde, hors de son temps, heurte-t-elle à ce point leur conviction et leur idéologie au point de déclencher une telle hostilité qui a choqué et soulevé une majorité jusque-là bien silencieuse ?
Cette attitude sectaire, faite d’aveuglement, cette erreur, cette faute politique d’oser profaner le plus grand et le plus profond des symboles de la nation, ils n’ont pas fini de le payer, quoi qu’ils fassent et disent à l’avenir.
Le 20 mars 1956 couronne notre combat pour la liberté et la dignité, le renouveau d’un pays et d’une nation qui ont été trahis, ballottés par les vicissitudes de l’Histoire et malmenés par la longue nuit coloniale.
Le 20 mars 1956, le pays, après une très longue éclipse, avait enfin son destin en main quoi qu’on ait pu dire. C’était l’acte fondateur d’une nation, d’une nouvelle Tunisie qui n’est plus vassalisée, inféodée à une quel- conque puissance étrangère. Elle s’élève au rang d’un véritable acteur d’un monde en devenir, marqué par la décolonisation ici et ailleurs et sur lequel souffle un vent de liberté.
Des hommes et des femmes à la fibre patriotique avaient osé défier l’occupant, sa machine de guerre et de répression. De grandes figures nationales – elles ne sont pas les seules – ont payé de leur vie leur soif d’indépendance : Farhat Hached, Hédi Chaker, pour ne citer que ceux-là. D’autres furent hélas victimes au lendemain de l’indépendance du jeu du pouvoir, ont connu des sorts peu glorieux et peu dignes de leur engagement et des sacrifices qu’ils avaient endurés : Tahar Ben Ammar et Salah Ben Youssef méritaient une plus grande reconnaissance.
Il est heureux, qu’au jour du 60ème anniversaire de l’indépendance, le président de la République, Béji Caïd Essebsi, une tout aussi grande figure du mouvement national, ait pris sur lui de les réhabiliter. Ils retrouvent la place qu’ils méritent dans le panthéon de notre Histoire nationale.
Habib Bourguiba et ses compagnons de lutte, qui auront connu les geôles coloniales et l’exil, avaient eu la lourde responsabilité de bâtir un pays et une nation sur les décombres de la décolonisation.
Un nouveau combat s’engageait aussitôt ; il n’était pas certes meurtrier, mais tout aussi difficile et complexe que la lutte de libération. Un combat de tous les instants et sans concessions, car il fallait arracher le pays des griffes d’une mentalité rétrograde, lutter contre le sous-développement, l’analphabétisme, la maladie, la misère et les croyances moyenâgeuses.
Dans ce combat à l’issue incertaine, Habib Bourguiba, au leadership assumé et incontesté, fut aussi grand qu’il l’était dans son combat contre l’occupant. Sa conception de l’indépendance était en cohérence avec sa vision de l’avenir. Il ne pouvait imaginer un pays indépendant et souverain, sans qu’il soit engagé dans une véritable bataille de développement.
Difficile, en effet, de faire décoller un avion sans un personnel qualifié et de surcroît cloué au sol. Il osa s’attaquer aux pesanteurs sociales et aux vraies fausses idées de l’époque qui proclamaient haut et fort l’incompatibilité Islam-développement. Ce combat, il le pressentait d’ordre psychologique. Il se perd et se gagne dans les esprits, là où se préparent les véritables conditions du décollage.
L’Histoire dira qu’il fut, de ce point de vue, un vrai précurseur de développement et un grand réformateur qui sut fédérer le pays et remettre à l’honneur le concept d’unité nationale. L’ennui est qu’il n’a pas pu ou voulu éviter plus tard les pièges du pouvoir, en succombant à la tentation et à la dérive autoritaire qui ne fut pas, pendant une longue période de son règne, du meilleur effet. Mais cela ne saurait occulter ce qu’il a fait de bien et de meilleur pour le pays quand il le fallait.
Au commencement, il y a eu cet éclair de génie, cette décision – ô combien courageuse – prise dans la foulée de l’annonce de l’indépendance, en promulguant le Code du statut personnel en août 1956. C’est sans doute, avec la généralisation de l’enseignement et la mixité qui ont suivi, la plus grande action de réparation et de réhabilitation qu’a connue le pays.
La nouvelle Tunisie venait ainsi de mettre fin à la plus grande des injustices dont étaient victimes les femmes et les enfants de bas âge, laissés jusque-là en marge de l’école. La politique de contrôle des naissances, initiée dès 1964, procédait de cette même vision : protéger les femmes, qui ont désormais la maîtrise de leur corps, les enfants et à échéance lointaine, le pays d’un sur- peuplement dévastateur. Démographes, économistes et professionnels de la politique ne trouvent pas de mots assez forts pour s’incliner devait cette mesure impensable à l’époque.
Les premières années de l’indépendance furent aussi celles dédiées à l’unité nationale et à la cohésion sociale. Il était établi que celles-ci ne résisteront pas aux effets décapants du sous-développement et de la misère. C’est pourquoi, on vit émerger ex nihilo le noyau d’une industrie – symbole de modernité – au grand dam de l’agriculture.
Autre moment fort de cette époque pionnière, la mise en œuvre d’une politique de l’habitat, qui donnera plus de chair au concept même de classe moyenne, élément central et fondement du projet de société vivement revendiqué.
Les perspectives décennales élaborées au tout début des années soixante étaient le véritable marqueur de cette volonté politique et de cette vision d’avenir. Elles désignaient un cap et servaient de feuille de route pour se projeter dans le futur. Aidé en cela par une diplomatie agissante, apaisée, alignée sans être aliénée, qui n’avait guère souffert de la rivalité Est-Ouest, en dépit de notre attachement pour le monde libre.
Mais tout n’était pas que lumière ; il y avait bien eu des zones d’ombre et même des points noirs. En 55 ans d’indépendance, nous n’avons connu que deux monarques républicains. Toute cette période et plus encore les cinq années qui ont suivi ne furent pas un long fleuve tranquille. Il y a eu certes d’énormes avancées, mais aussi des déchirures, de douloureuses et souvent sanglantes crises et ruptures : 1965, 1969, 1978, 1980, 1984, 1987, 2008 et au final 2010-2011-2013 et 2014 avec les assassinats politiques de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi. Ce chapelet d’années n’évoque guère d’agréables souvenirs. Aucune crise ne ressemble à celle qui l’a précédée.
Reste aussi cette indéniable vérité, que nous n’avons pas beaucoup appris de nos erreurs. Sans doute à cause d’un lancinant déficit démocratique. La parole était beaucoup moins libre qu’elle aurait dû l’être. Plus de liberté alors que l’Etat était bien en place nous aurait évité bien des déboires et nous aurait vraisemblable- ment propulsés sur un plus grand sentier de croissance et de développement.
Moralité : la démocratie a un coût, mais l’absence de démocratie a un prix encore plus élevé. Elle nous expose immanquablement à des ruptures brutales et à d’énormes dégâts, fort coûteux en perte d’investissements, de création de richesses, d’emplois, d’exportations, c’est-à-dire de recul de rayonnement à l’inter- national. Avec pour corollaire, l’explosion du coût de la vie et de la dette extérieure.
Notre indépendance et notre souveraineté nationale s’en trouveront menacées. Il y a même aujourd’hui péril en la demeure, à cause de l’irruption du terrorisme jihadiste qui cultive l’industrie de la mort. Il est peu visible, diffus et non identifié.
60 ans après, nous voilà de nouveau entraînés dans une guerre que nous n’avons pas voulue, une guerre asymétrique, contre un ennemi tentaculaire, une internationale terroriste qui se sert de ses sous- traitants et de ses franchisés locaux pour commettre les crimes les plus abjects et semer une terreur aveugle.
Qu’il ait été désavoué, terrassé et défait à Ben Guerdane, non loin de ses propres sanctuaires étrangers, ne signifie pas qu’il va abdiquer. Dieu seul sait ce qu’il nous réserve, mais dans cette guerre implacable comme au plus fort de la lutte pour l’indépendance, le pays doit faire front, retrouver son unité et le goût du travail, ses réflexes d’autodéfense et sa capacité d’anticiper pour déjouer ses plans et lui faire mal, là où cela fait très mal.
Nous célébrons le 60ème anniversaire sous le signe de la guerre, une guerre totale et sans merci. Notre démocratie naissante, notre respect de la nouvelle Constitution de la 2ème République légitiment notre action et l’y encouragent.
Rien ne doit être épargné dans le respect de la loi républicaine pour éviter que sous couvert de démocratie, les ennemis de la liberté trouvent place parmi nous. Ben Guerdane, l’héroïque, en a fait la démonstration. Le message est on ne peut plus clair.
A Ben Guerdane comme sur l’ensemble du territoire, le pays qui célèbre aujourd’hui le 60ème anniversaire de l’indépendance, sait ce qu’indépendance, progrès, modernité et démocratie veulent dire et combien il s’y sent attaché. Il sera le fossoyeur des fossoyeurs de la liberté.