Relire ce captivant « Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu » ( livre anonyme d’un proscrit républicain du Second Empire, publié en exil ), pourrait nous faire découvrir que rien n’a changé dans la manière de gouverner les humains.
Les enseignements de ce « Dialogue aux enfers » peuvent se résumer en quelques lignes : « Séparer la morale de la politique, substituer à tout droit la force et l’astuce, paralyser l’esprit individuel, tromper le peuple avec des apparences, ne consentir de liberté que sous le poids de la terreur, flatter les préjugés nationaux, transformer les instruments de la pensée en instruments du pouvoir, avoir une police qui serve de clef de voûte au régime, se faire des fidèles au moyen de rubans et de hochets, ériger le culte de l’usurpateur en une espèce de religion, se rendre indispensable en créant le vide autour de soi, amollir l’opinion au point qu’elle abdique dans l’apathie, prendre la société par ses vices, dire le contraire de sa pensée, en venir à changer même le sens de mots… ». Nous Tunisiens, nous en connaissons parfaitement la pesanteur et les effets sur des décennies.
Mais, depuis 2011, nous avons enduré un autre type de maltraitance avec la Troïka ! Les qualificatifs à connotation négative manquent pour définir ce que ces gouvernants du hasard ont fait subir à la Tunisie et aux Tunisiens! Quels que soient les interlocuteurs – chercheurs, politiques, humanitaires, simples citoyens – leur constat est immédiat et sans
appel : nous sommes les souffre-douleur des turpitudes de véritables pathocrates. A posteriori, aujourd’hui, plus personne n’oserait nier ce que nous coûte l’ignominie de ceux qui ont malmené le pays.
L’exemple de l’attaque contre l’Ambassade américaine et l’école américaine à Tunis un certain 14 septembre 2012 est un cas d’espèce dont on pâtit encore de ses répercussions. Des indications concordantes attestent que l’attaque était prévue et attendue, notamment après l’assassinat le 11 septembre de l’ambassadeur américain à Benghazi et de trois employés. Selon le Maghreb Confidentiel (n°1032 du 20 septembre 2012) : « L’ambassadeur américain Jacob Walles avait exigé dès le 12 septembre (le lendemain de l’attaque des représentants US au Caire et à Benghazi ) que la sécurité soit renforcée autour du compound. Sa demande avait été transmise par le Premier ministre Hamadi Jebali au ministre de l’Intérieur. Mais celui-ci ne s’est pas exécuté, essentiellement parce que Ghannouchi souhaitait que les manifestants puissent se rassembler face à l’ambassade. Résultat : les policiers postés devant l’entrée n’ont rien pu (ou voulu) entreprendre contre les manifestants qui attaquaient l’enceinte par derrière ». D’où, la malheureuse et désopilante phrase du ministre de l’Intérieur, essayant de justifier ses carences ou connivences : « On attendait les manifestants devant, ils sont venus par derrière! »
Sans se situer aucunement sur un terrain partisan, il faut admettre que ce désastre est une bévue énorme à rebondissements. Tout d’abord, aucun rapport n’a été établi pour élucider ce qui s’est passé exactement. La lumière n’a pas été faite encore sur l’attitude du gouvernement et sur les relations ambiguës entre Ansar al-Chari’a et le parti Ennahdha.
Sachant que Sadok Chourou, dans un déni complice, avait affirmé à un journal de la place que les assaillants d’Ansar al-Chari’a étaient innocents! Ensuite, viennent les tergiversations pour traduire les accusés devant la justice, au point que l’ambassade américaine publie un communiqué réclamant la « désignation d’Ansar al-Chari’a en Tunisie en tant qu’organisation terroriste étrangère » et exhortant « le gouvernement tunisien à traduire en justice les auteurs de l’attentat du 14 septembre 2012 contre l’ambassade américaine et l’école américaine à Tunis ».
Finalement, il n’y a eu que vingt individus poursuivis pour leur rôle dans l’attaque. Ils ont été condamnés le 28 mai 2013 par le Tribunal de première instance de Tunis, à l’issue d’un procès éclair, à deux ans de prison avec sursis! Il convient de signaler que certains des chefs d’inculpation prévoient des peines pouvant aller jusqu’à une condamnation à mort! Le 28
janvier 2014, la chambre criminelle de la Cour d’appel de Tunis a reporté de nouveau le procès au 25 mars 2014. Seuls trois accusés, parmi les 20, étaient présents, l’absence des autres prévenus demeure un mystère! L’affaire ne connaît son épilogue que le 17 février 2015. La Cour d’appel a annulé tous les verdicts assortis d’un sursis, cinq individus ont été condamnés à trois ans de prison ferme sur les vingt accusés dont les peines varient entre un et deux ans de prison ferme et un non-lieu.
Cette page péniblement tournée, on passe au payement des dégâts. Et là aussi, c’est le cafouillage qui s’installe. La séance plénière qui a eu lieu le 26 avril 2016 à l’ARP marque une séquence dans ce feuilleton rebutant qui ne semble pas s’achever. Le ministre des Affaires étrangères déclarait que « les Américains ont loué le terrain sur lequel ils ont bâti. Le contrat de location est valable jusqu’à l’an 2025. La partie américaine a donc demandé une compensation, ce qui lui revient de droit. Et comme il est de notre devoir de protéger les représentations diplomatiques sur notre territoire, les gouvernements qui se sont relayés depuis 2012 ont accepté le principe de la compensation. Ce que l’on sait déjà, c’est que deux protocoles d’accord ont été adoptés. Le premier stipule le dédommagement des dégâts subis par l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique suite à l’attaque perpétrée contre le siège de l’ambassade et le second est relatif aux dédommagements des dégâts causés à l’Ecole américaine à Tunis. Jusque-là, il n’y a rien de problématique. Le bât blesse lorsqu’il confirme un bruit qui se propage depuis des mois : « Le fait, dit-il, d’accorder la propriété du terrain sur lequel est construite l’ambassade des USA entre dans le cadre de la compensation relative aux événements du 14 septembre 2012! »
Outre le projet contesté de céder la propriété du terrain sur lequel est construite l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique comme compensation, des travaux ont été entrepris depuis quelques mois sur le lot de terrain en question, qui serait utilisé par l’Ecole américaine de Tunis, alors que l’ARP n’a reçu aucun projet de loi relatif à des réparations. Le mystère s’épaissit! Nous avons constaté ce comportement de néophyte, pour ne pas dire plus, des gouvernements successifs dans cette affaire et nous sommes absolument consternés.
Toutefois, on doit relever aussi que les autorités américaines semblent adopter dans cette affaire une attitude pour le moins inamicale avec un pays considéré comme « allié majeur non-membre de l’Otan ». Céder la propriété du terrain, pour une partie étrangère quelle qu’elle soit, est perçue par les Tunisiens comme une ligne rouge pour des raisons historiques
compréhensibles et de fierté nationale. La Charte des Nations Unies défend le principe selon lequel les peuples ont un droit inaliénable à la pleine liberté, à l’exercice de leur souveraineté et à l’intégrité de leur territoire national. Le doute plane sur l’intention consciente de heurter la dignité des Tunisiens, mais peut être aussi bien la volonté de domination intrinsèque à la politique extérieure américaine qui suit sa routine.
Les Etats-Unis d’Amérique ne seront vraiment grands que s’ils se montrent capables de ne pas humilier leurs adversaires et encore moins ceux qu’ils considèrent comme leurs amis.
Somme toute, n’est-il pas plus juste et plus logique que la compensation financière soit confirmée au lieu d’une honteuse cession de terrain ? Les politicards néophytes et retors de l’époque, qui ont observé en spectateurs les dégâts alors qu’ils étaient censés les empêcher, ont largement les moyens de dédommager leurs bienfaiteurs.