Sous tension permanente, animée par des sentiments mêlés de peur et de nostalgie, la France n’est pas en paix avec elle-même.
Les attaques terroristes ont dévoilé la pulsion de mort, le nihilisme– sous le voile djihadiste– qui s’est emparé de certains jeunes Français. Une donne qui replonge le pays dans une perpétuelle quête d’identité et sécurité qui se résume le plus souvent dans la poursuite d’un ennemi intime symbolisée par la figure menaçante du « jeune-musulman-de-banlieue ». Pourtant, les racines du mal se situent ailleurs.
Notre siècle est celui de la quête de sens dans un monde de plus en plus globalisé et inégalitaire.
L’égalité en droits progresse, mais les inégalités de fait aussi. Le phénomène de croissance des inégalités de revenus et de richesses frappe tant les pays riches que les pays émergents. Le désir d’égalité n’en est que plus fort. Cependant, l’inscription de la lutte contre les inégalités à l’agenda politique (inter)national ne va pas de soi : le mot même d’égalité fait l’objet d’un « déclassement rhétorique ». Les inégalités seraient pour certains le produit « naturel » du système économique et social. Tenter d’y remédier n’aurait ni sens, ni intérêt. Le mouvement néolibéral s’accompagne ainsi d’un renouvellement du discours de légitimation des inégalités sociales : il s’agirait du prix à payer à l’efficacité économique.
L’enjeu revêt une dimension particulière au pays de Rousseau et de Tocqueville, de la Révolution de 1789 et de 1830, d’où est née une conception universaliste de l’Homme ainsi exprimée : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (art. 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen). Cette promesse pèse sur les épaules de l’Etat, qui incarne à la fois la sauvegarde de l’intérêt général et la lutte contre l’exclusion et les inégalités. Or la France est l’un des pays développés où les inégalités entre les « riches » et les « pauvres » se sont le plus creusées récemment*.
La France est le théâtre de « fractures » (sociales, territoriales, identitaires) qui continuent de peser sur les parcours de vie. Celles-ci nourrissent un profond sentiment d’injustice, qui cultive en retour les divisions et les antagonismes dans une société largement sclérosée, encore trop prisonnière de déterminismes sociaux. Le progrès en matière d’égalité entre les individus, quels que soient leurs origines sociales, culturelles, leur sexe, est soumis au poids de conservatismes.
Face à l’immobilisme politique, la société civile tente de s’organiser. Ainsi, la place de la République à Paris est le siège symbolique d’un mouvement citoyen qui gagne le pays. Si l’appel à la Révolution ou au grand soir n’est pas à l’ordre du jour, quelque chose se passe (enfin) au pays de la passion pour l’égalité. « Nuit debout » exprime un profond désenchantement à l’égard de la gauche au pouvoir, certes, mais plus largement à l’égard d’un monde perçu comme vide de sens. C’est pour échapper au néant et à l’impasse existentielle des lois qui régissent le marché-monde– voué à la compétitivité de l’Homme– que « Nuit debout » tente de redécouvrir le sens humaniste de la devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité ». En cela, le mouvement citoyen actuel redonne ses lettres de noblesse à une République sous l’emprise de discours identitaires et sécuritaires insusceptibles d’ériger un quelconque renouveau du champ des possibles.
Si de profonds clivages traversent la société française, la crise identitaire de la République est une crise de l’égalité. Les inégalités (sociales et territoriales) continuent de structurer une société incapable de conjuguer le respect du singulier et la définition du commun. L’atomisation et le cloisonnement de la communauté nationale ont engendré une citoyenneté à plusieurs vitesses dont l’inégalité sociale– plus que l’hétérogénéité culturelle des populations– demeure la matrice. En cela, le délitement de la République n’a rien d’une menace prospective : il s’agit d’une réalité déjà à l’œuvre dans une société figée par l’autoreproduction des élites.
L’idée même de méritocratie républicaine se trouve en effet altérée par des mécanismes de reproduction qui consacrent l’injustice comme matrice d’un ordre social caractérisé par le creusement des inégalités. Le sentiment de vide existentiel se conjugue alors au sentiment d’injustice. Or, pour ne pas sombrer dans une quelconque forme de nihilisme– y compris celui qui fait basculer des jeunes dans le djihadisme– les citoyens sont appelés à redéfinir les fondements d’un nouveau Pacte social. Un chemin difficile, sur lequel le peuple français risque de croiser le peuple tunisien…
* : Un rapport de l’OCDE publié en mai 2015 (intitulé : « In It Together : Why Less Inequality Benefits All » – « Tous concernés : pourquoi moins d’inégalité bénéficie à tous ») montre que la France, bien qu’en position moyenne, a été le troisième de ces 34 Etats membres qui ont connu la plus forte augmentation des inégalités (calculé sur la base du coefficient Gini) entre 2007 et 2011.