Cela fait déjà 37 ans que Rached Ghannouchi est à la tête du parti islamiste tunisien. A l’issue du mandat de cinq ans pour lequel il a été élu dans la nuit du 22 au 23 mai, il aura passé 42 ans à la tête du parti, soit autant que Kadhafi à la tête de la Libye.
Toutes proportions gardées, et nonobstant sa tardive adaptation à la démocratie, du moins si l’on en croit les discours, Ghannouchi est un pur produit de cette culture politique arabe dont l’assise principale si l’on peut dire est « J’y suis, j’y reste ».
Elu avec 75,6 des voix des congressistes, le Cheikh n’était vraiment pas très loin des scores avec lesquels Bourguiba se faisait élire à la tête du PSD ou Ben Ali à la tête du RCD. Avec cette différence de taille tout de même à l’avantage du chef islamiste : si personne n’osait contester le droit absolu de Bourguiba et de Ben Ali de nommer qui ils voulaient à la principale structure dirigeante de leurs partis, Ghannouchi, qui s’était vu fortement contester ce droit, a dû batailler très dur pour décrocher la prérogative de nommer les membres du comité exécutif d’Ennahdha, allant jusqu’à menacer de retirer carrément sa candidature, si on le prive de ce droit.
L’argument du Cheikh est solide et sa crainte est justifiée. Quiconque se trouve à la tête d’un parti, d’un Etat, d’un ministère ou d’une simple entreprise, a pour souci principal de s’entourer de collaborateurs fidèles d’abord, efficaces ensuite. Pour ce faire, le meilleur moyen c’est de procéder soi-même à ces nominations. Finalement Ghannouchi a eu gain de cause après un vote assez serré (58%) qui démontre le degré de division parmi les congressistes sur cette question importante relative aux prérogatives du président.
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A part ce point de divergence, le 10e Congrès du parti islamiste s’est déroulé sans grands accrocs, toutes les motions étant votées à des majorités très confortables entre 75 et 90%.
D’aucuns estiment que depuis le 23 mai 2016, la scène politique tunisienne vit avec un parti politique qui, après trois jours de toilettage, de nettoyage, de savonnage, de rinçage, d’astiquage et de maquillage, se présente comme un pur produit partisan tunisien débarrassé de tout ce qui rebute les Tunisiens.
Mais avant d’aller plus loin, il faut se rappeler que ce parti, de par l’idéologie politico-religieuse totalitaire qui a marqué son parcours sur près de quatre décennies, a causé beaucoup de mal au pays. En tant qu’organisation clandestine d’abord, le parti islamiste a fait le choix absurde en 1987, 1989 et 1991 de la confrontation violente avec l’Etat tunisien. On ne renverse pas un régime avec des centaines de manifestants et des cocktails Molotov ou avec des attentats à la bombe dans des hôtels touristiques.
Ce choix s’est avéré catastrophique pour le mouvement, pour les centaines de ses cadres et pour les milliers de ses militants qui ont connu la répression, la torture, l’emprisonnement et l’exil. Catastrophique aussi et surtout pour le peuple tunisien qui, suite à cette confrontation, a vu les responsables de l’Etat verrouiller encore plus l’espace politique et étouffer toutes les formes de liberté jusqu’à l’explosion du 14 janvier 2011.
Mais c’est quand il a pris le pouvoir après les élections du 23 octobre 2011 que le parti islamiste a causé le plus de mal au pays. Si cinq ans après « la révolution » nous sommes au bord du gouffre, c’est parce que le parti Ennahdha, aidé par ses deux petits alliés, a détourné les élections de leur objectif principal qui consistait à doter le pays d’une Constitution en l’espace d’un an; a pris le pouvoir et nommé des ministres sans expérience ni compétence; a investi l’administration et l’a noyée sous un déluge de fonctionnaires dont l’unique critère d’embauche est la loyauté; a ouvert le pays au terrorisme, devenu depuis un fléau que le pays n’a jamais expérimenté avant… Bref, après trois ans de gestion désastreuse des affaires publiques par les gens de la troika, la Tunisie s’est trouvée à genoux avec des brèches béantes dans pratiquement tous les domaines d’activité et que les gouvernements qui ont succédé à la troïka peinent à colmater.
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Après tous ces maux infligés au pays, le parti islamiste a donc décidé de « rompre avec le passé » et d’opérer une métamorphose qu’il voudrait salutaire pour lui et pour la nation tout entière. C’est dans ce sens que le 10e Congrès a été considéré par les chefs d’Ennahdha comme étant le plus important depuis la création du mouvement islamiste au début des années 1970.
Une remarque fondamentale doit être faite ici : en opérant ce qu’il appelle sa métamorphose, le parti Ennahdha ne s’est pas engagé dans cette voie par conviction mais par nécessité. Ce n’est pas par désir de changer, de se moderniser, de se démocratiser et de se tunisifier que le parti islamiste a décidé de séparer la politique et la prédication. Deux choses l’ont poussé au changement : d’abord le refus de l’écrasante majorité des Tunisiens d’adopter le mode de vie politico-religieux que les islamistes tentent depuis quarante ans de les convaincre. Ensuite la situation régionale et internationale est extrêmement défavorable à l’idéologie des Frères musulmans qui voient leur cotation dans la bourse internationale des valeurs politiques chuter brutalement.
C’est donc contraint et forcé que le parti de Rached Ghannouchi en est venu à changer de tactique et de forme en espérant pouvoir convaincre qu’il s’agit là d’un changement de fond. A-t-il convaincu? Difficile de répondre par l’affirmative. Le 10e Congrès a échoué à balayer les suspicions que nourrissent les Tunisiens vis-à-vis des islamistes. Tout le monde a pu constater l’immense difficulté qu’éprouvent les chefs islamistes de prononcer l’expression « séparation du politique et du religieux » et préfèrent parler de « séparation du politique et de la prédication ». Tout le monde a pu constater qu’à l’approche du Congrès, même le mot séparation est devenu difficile à prononcer. Les acrobaties sémantiques de Ghannouchi s’efforçant de nous expliquer qu’il ne s’agit pas de séparation entre le politique et la prédication, mais de « spécialisation » sont révélatrices de l’extrême difficulté des islamistes à changer, à se métamorphoser.
Cette gêne et cette réticence sont parfaitement compréhensibles. Car il est difficile pour des gens coulés dans le moule islamiste pendant quatre longues décennies de changer soudain de moule et de se faire couler de nouveau dans le moule démocratique qu’ils, il n’y a pas si longtemps, abhorraient de toutes leurs forces. De là à dire qu’Ennahdha a fait une fausse métamorphose, il n’y a qu’un pas que beaucoup de Tunisiens ont déjà franchi.
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