La crise sans précédent qui menace de ruiner l’économie tunisienne est due sans doute à des facteurs internes dont l’incroyable incapacité du gouvernement à protéger l’industrie du phosphate et la liberté du travail; le terrorisme qui a réussi à mettre à genoux l’industrie du tourisme; le corporatisme déchaîné qui prend le pays pour une vache et c’est à qui trait le plus de lait; l’amateurisme des partis politiques petits et grands dirigés par des élites ressemblant à ces matelots qui s’étripent pour le gouvernail, alors que le bateau prend eau de toutes parts etc.
A ces facteurs paralysants, s’ajoutent des facteurs externes, dont le principal est d’ordre régional : la Libye. Pendant quatre décennies (1970-2010), ce pays a été un véritable poumon pour l’économie tunisienne et une destination facile d’accès pour des dizaines de milliers de travailleurs et de commerçants, surtout pour ceux originaires des gouvernorats du sud.
Certes, ces quatre décennies étaient émaillées par des crises, parfois graves, comme celles de 1980 et 1985, mais c’était des crises peu durables. Les échanges reprenaient très vite, car les deux pays y trouvaient leurs intérêts.
Cela fait maintenant plus de cinq ans que ces échanges tournent à un rythme insignifiant, ce qui est dommageable pour les deux pays. Côté tunisien, des centaines d’entreprises sont pénalisées et certaines ont mis la clef sous la porte parce que, pour elles, le marché libyen constituait le principal, sinon l’unique débouché. Des milliers de travailleurs et de commerçants sont désorientés parce qu’ils ne savent rien faire d’autre que vendre leur force de travail ou leurs produits sur le marché libyen.
Cela dit, on ne peut que constater avec étonnement qu’en dépit de l’importance de ce marché, en dépit de l’impact hautement négatif de l’anarchie libyenne sur l’économie du pays, les autorités tunisiennes se comportent aussi passivement.
Il y a un hiatus vertigineux entre l’immense impact de la crise libyenne sur la Tunisie et l’impuissance de la diplomatie tunisienne d’influer un tant soit peu sur le cours des événements. On ne comprend pas comment le Maroc, distant de près de deux mille kilomètres, puisse se montrer aussi dynamique vis-à-vis de la crise libyenne, alors que la Tunisie se montre aussi passive, bien que Tripoli ne soit qu’à deux cents kilomètres de Ras Jedir.
Peut-être est-il absurde de demander à la diplomatie tunisienne d’avoir quelque influence sur le cours de événements en Libye, alors qu’elle n’a même pas pu mettre au clair le sort des deux journalistes, Sofiane Chourabi et Nadhir Ktari, kidnappés par des groupes armés libyens depuis près de deux ans…
Le cours des événements en Libye prend une tournure d’une complexité déconcertante. Insatisfaits de l’existence de deux gouvernements rivaux, l’un à Tripoli à l’ouest, l’autre à Tobrouk à l’est, les Libyens ont eu droit à un troisième gouvernement, celui de M. Faez Sarraj, soutenu par l’ONU et tous les pays occidentaux.
Après cinq ans d’anarchie, de combats fratricides et de déchirement confessionnel et tribal, la Libye a évolué de manière si chaotique que la scène politique ressemble plus à un théâtre de l’absurde qu’à une situation gérable en fonction de règles conventionnelles.
Pour résumer, on a donc un parlement établi à Tobrouk reconnu par la communauté internationale mais qui ne reconnaît pas le gouvernement Sarraj, lui aussi reconnu par la communauté internationale. Un gouvernement à Tripoli que personne ne reconnaît, mais qui s’accroche désespérément au pouvoir en mettant les bâtons dans les roues du gouvernement d’union nationale encore dans l’incapacité de quitter sa base navale. On a des milices armées à l’ouest avec des allégeances pour le gouvernement Bousehmine, non reconnu, et d’autres avec des allégeances pour le gouvernement d’union. A l’est du pays, on a le général Khalifa Haftar qui à la tête d’une mini-armée refuse de reconnaître le gouvernement Sarraj tant que celui-ci ne le reconnaît pas comme le chef d’état-major de l’armée libyenne.
La situation devient plus incompréhensible encore quand on a en tête le comportement pour le moins incohérent et bizarre des Etats-Unis. Ceux-ci ont choisi de coopérer avec Abdelhakim Belhaj, le type qui a guerroyé des années avec Al Qaida et qui fut arrêté en 2004 en Malaisie par la CIA qui l’a livré à Kadhafi. En d’autres termes, Washington a choisi de coopérer avec Belhaj, l’ennemi d’hier qu’elle veut réhabiliter, et a tourné le dos à l’ami d’hier, le général Haftar, que la Maison-Blanche veut aujourd’hui isoler.
Il est bon de rappeler ici que le général Haftar a passé 20 ans aux Etats-Unis après que ceux-ci l’aient retourné contre Kadhafi et transporté du Tchad vers la Virginie, l’Etat où la CIA a son siège central…
Pire encore, la Maison-Blanche est en train d’encourager Belhaj et ses milices, forcément islamistes, à s’entendre avec le gouvernement d’union nationale, mais est entrée dans une colère noire quand, le 30 janvier 2016, juste après sa nomination à la tête du gouvernement d’union nationale, Faez Sarraj est allé voir le Général Haftar qui n’était plus déjà en odeur de sainteté à Washington. Comprenne qui pourra…
Autant d’irrationalité marque la scène libyenne, alors qu’on n’a pas encore abordé le grave problème de Daech à Syrte. L’organisation terroriste en Libye, tout comme ses autres composantes en Irak et en Syrie, est sur la défensive. En Libye, elle est menacée à l’est par les troupes de Haftar, qui s’est juré de nettoyer le pays du fléau daéchien, et à l’ouest par les milices qui se proposent elles aussi de libérer Syrte, mais sans cacher leur haine pour le général.
Ce que tout le monde redoute, c’est que l’inéluctable défaite de Daech à plus ou moins brève échéance mette face-à-face les troupes de Haftar et les milices de Tripoli, ce qui pourrait entraîner une guerre fratricide aux conséquences incalculables pour le peuple libyen.
Il y a quelques jours, le ministre italien des Affaires étrangères mettait en garde contre la dissolution du pays et sa partition en trois provinces autonomes : la Tripolitaine à l’ouest, la Cyrénaïque à l’est et Fezzan au sud. Il y a quelques jours aussi, la branche de la Banque centrale à Tobrouk a affirmé qu’elle vient de recevoir une cargaison de quatre milliards de dinars en billets de banque imprimés en Russie. L’annonce a été accueillie avec fureur par la branche de la même Banque centrale à Tripoli qui, réponse du berger à la bergère, a annoncé qu’elle vient de recevoir elle aussi une cargaison de billets de banque imprimés en Grande Bretagne par « l’imprimeur traditionnel » de la Libye. Qui peut s’empêcher de considérer cela comme un mauvais présage annonçant la partition du pays?
Mais en attendant de voir le bout du tunnel, la Libye poursuit son interminable descente aux enfers, et la Tunisie continue de subir les dommages collatéraux dévastateurs.
Bon, morale de l’histoire, la Tunisie annexe la Tripolitaine, l’Égypte la Cyrénaïque et le Tchad s’accapare du Fezzan et les U.S.A et l’Europe nous envoie tanks, avions et flotte navale pour « neutraliser » Daesh et tout le monde y trouvera son compte…