S’il y a une expression qui peut décrire parfaitement la situation en Tunisie après cinq années «post révolution» (!), c’est bien celle du nivellement par le bas qui se poursuit à un rythme effréné dans le sillage du régime révolu.
Et c’est un nivellement par le bas tous azimuts! Le résidu fluide de la médiocrité se répand comme de la lave, pour tout engloutir sur son passage, causant d’importants dégâts. Les dégradations subies ces dernières années ont réduit la résilience des Tunisiens.
Retrouver un fonctionnement et un développement normaux avec des éléments de déprédation aussi acharnés devient quasiment utopique. Bien des espoirs se sont évaporés. Les « Grands », une espèce totalement disparue, avaient changé le destin de leurs peuples, soit par l’ampleur des défis auxquels ils ont pu faire face avec succès, soit par l’impact exceptionnel qu’ils ont eu sur l’histoire de leurs peuples en raison de leur vision.
Quant à nous, nous nous retrouvons à une étape cruciale de notre histoire, otages d’une classe politique affligeante de mesquinerie, encline au mimétisme des temps passés, animée par des petits chefs soucieux de petites ambitions personnelles, sans envergure et sans aucune vision d’avenir et surtout avec une absence complète d’imagination pour faire bouger les lignes. Ce sont finalement des « pathotocrates prédateurs » qui vont à contre-courant de l’histoire.
Edgard Morin disait au cours de l’une de ses interventions : «Des grandes époques de crise épouvantable suscitent des hommes capables de porter la résistance. Nous ne sommes pas encore assez conscients du péril. Nous n’avons pas encore compris que nous allons vers la catastrophe et nous avançons à toute allure comme des somnambules».
Ce raisonnement décrit parfaitement le bourbier dans lequel nous pataugeons à loisir, avec la légèreté d’un éléphant dans un magasin de porcelaine ! Nous nous acheminons paisiblement, béatement, bêtement aussi, mais surtout lâchement vers la perte de ce pays qui est le nôtre, la Tunisie. Si rien ne vient mettre un terme à un processus déjà enclenché avec la Troïka et poursuivi par des gouvernements successifs totalement inopérants, nous allons droit vers un cataclysme.
On croyait avoir découvert notre « Cincinnatus », celui qui retourna à sa charrue après avoir sauvé la République, on se retrouve avec un élu par défaut affichant les signes extérieurs d’un leader disparu avec nos illusions.
Dans une interview accordée à la chaîne nationale, le président de la République avait estimé que la mise en place d’un gouvernement d’union nationale pourrait représenter une solution à la situation actuelle du pays. Il convient de comprendre le scepticisme des Tunisiens à l’égard de cette dernière trouvaille, considérée comme une panacée magique en somme!
De deux choses l’une, ou bien le chef de l’Etat détient des informations sensibles sur l’état du pays sur tous les plans et il se doit de les communiquer aux Tunisiens, ou bien il est à la manœuvre pour tenter de confisquer la totalité du pouvoir exécutif.
S’il s’agit de la première hypothèse à laquelle nous préférons croire, il est nécessaire qu’il regagne d’abord la confiance des citoyens, en reconnaissant ses errements (composer avec les caciques du régime déchu et faire table rase avec les frasques de la troïka) et en s’engageant à les réparer. Vaste programme!
Ensuite, il doit dire la vérité aux Tunisiens et ne rien cacher. « Platon m’est cher, mais j’aime encore mieux la vérité» (Amicus Plato, sed amico veritas), cela signifie que l’autorité d’un philosophe ne suffit pas pour que l’on adopte son opinion, mais qu’il faut encore que celle-ci soit conforme à la vérité.
Mais il y a quelque chose de plus courageux que de dire la vérité, c’est d’être sincère en délaissant ce discours convenu que nous tous avions maintes fois constaté, des paroles figées, incantatoires, délivrant un message qui n’apporte aucune information nouvelle ou intentionnellement truquée, voire manipulatrice. « Il faut avoir le courage de rechercher la vérité et de la dire », selon le mot de Jaurès.
Pourquoi ne prendrait-il pas le courage d’arrêter de dissimuler des vérités désagréables tout en feignant de les décrire, de noyer le poisson avec des stéréotypes exprimés de manière pompeuse et d’éviter les euphémismes en usant de la voix passive qui ne permet pas de savoir qui est responsable de quoi.
Ces vérités seraient-elles donc si terribles, si cruelles qu’il ne faille pas les dire ? A ce moment là, il pourrait réclamer des sacrifices dans la justice et la franchise en étant précis et intelligible pour sortir le pays de l’ornière : définir une politique et en rendre compte, éclairer l’opinion plutôt que l’endormir, imposer une rigueur financière drastique à l’encontre des arrangements et des facilités, fixer des rangs de priorité…
Il faut que tous ces gens qui nous gouvernent sachent encore une fois que le peuple tunisien n’est ni veule ni passif. Il ne se laissera pas assujettir de nouveau. Le respect pour la fonction de celui qui s’estime tenir encore entre ses mains le destin de la Tunisie, ne privera pas tout citoyen tunisien d’exercer son esprit critique et de demander des comptes à ceux qui ont participé à favoriser ce nivellement par le bas et à mener le pays vers la ruine.