Lorsqu’en 2014, les djihadistes de Daech avaient brisé le mur de sable de la frontière entre la Syrie et l’Irak issu de l’ « accord Sykes-Picot » de 1916, ils avaient manifesté de manière spectaculaire leur volonté de mettre fin aux frontières héritées de l’ère coloniale. Des frontières qui ont dessiné la carte du Moyen-Orient durant un siècle, sur la base d’un accord centenaire autour duquel perdure une sorte de mythologie. Un passé qui hante encore notre présent.
Sur les ruines de l’Empire ottoman, l’Accord franco-britannique de Sykes-Picot a transformé le Moyen-Orient : les nouveaux États arabes sont placés sous le contrôle des puissances européennes. Au terme des négociations entre la France et l’Angleterre, représentées respectivement par François Georges-Picot et Mark Sykes, la première administre directement une zone allant du littoral syrien jusqu’à la région de l’Anatolie; tandis que les Britanniques obtiennent d’exercer leur autorité sur la province irakienne de Basra et une enclave palestinienne autour de Haïfa. Enfin, les États arabes indépendants dirigés formellement par les Hachémites sont divisés en deux zones d’influence et de tutelle, l’une au Nord revient à la France, l’autre au Sud aux Britanniques. La ligne dite Sykes-Picot, qui partage et structure le Proche-Orient est née, sans que les populations concernées n’aient été consultées (H. Laurens, 2003) …
Les Britanniques entreprennent alors de conquérir la Palestine (placée jusque-là sous un régime « internationalisé »). Les Anglais souhaitent même remettre en cause l’accord sur la partie concernant la Palestine, voire le reste de la Syrie. Ils n’hésitent pas à recourir à la rhétorique wilsonienne sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes– sans préciser qu’il implique l’acceptation de la tutelle britannique– pour mobiliser Arabes, Kurdes, Arméniens, Juifs contre ce qui reste de l’Empire ottoman. Cette stratégie conduira au soutien au mouvement sioniste tel qu’exprimé par la déclaration Balfour du 2 novembre 1917 sur l’instauration « en Palestine » d’un Foyer national juif.
En 1918, la question pétrolière devient dominante. Selon l’accord, la France devrait contrôler la région de Mossoul, où se trouvent d’importantes réserves potentielles, mais les Britanniques, eux, ont les droits de concession. Georges Clémenceau se concentre sur des territoires permettant un accès aux ressources pétrolières. Une ambition territoriale trop large impliquerait un coût administrativo-financier disproportionné. Ce pragmatisme signifie l’abandon de la revendication de la « Grande Syrie ». Dès le lendemain de l’armistice, s’ouvrent les négociations sur le partage franco-britannique du Proche-Orient. Les Français ayant conditionné tout accord territorial à un partage de l’accès au pétrole, les deux négociations vont se dérouler concomitamment. Dès le début de la conférence de paix, le président Wilson refuse aux Empires français et britannique l’annexion des anciennes colonies allemandes d’Afrique et du Pacifique; il entend les confier à la future organisation internationale chargée d’assurer la paix dans le monde : la Société des Nations (SDN). Les Britanniques par la voie de Loyd George proposent alors la création de « mandats » de la SDN, confiés de façon temporaire à une puissance « civilisée » chargée d’amener les anciennes colonies à l’indépendance. Il inclut, avec l’accord du président américain Wilson, les provinces arabes de l’Empire ottoman (janvier 1919).
En juillet 1919, un Congrès général syrien se tient à Damas qui proclame son opposition à l’Accord de Sykes-Picot et réclame l’indépendance pour une « Grande Syrie », monarchie constitutionnelle englobant le Liban et la Palestine. Mais le mandat français sur la Syrie et le Liban est confirmé à la conférence de San Remo (avril 1920) et Damas est conquise par les troupes françaises (le 24 juillet 1920). De la conférence de Deauville (septembre 1919) à celle de San Remo (avril 1920), on se contente d’ajuster à la marge la ligne Sykes-Picot portant sur la Palestine. A la suite des traités de paix de Sèvres (1920) puis de Lausanne (1923), les provinces arabes de l’Empire ottoman (Palestine, Syrie, Liban, Irak, Arabie) occupées par les puissances britanniques ou françaises sont placées sous mandat par la Société des Nations. L’Empire britannique obtient ce que l’on appelle aujourd’hui l’Iran, l’Irak, la Transjordanie et un mandat sur la Palestine (la Déclaration Balfour de 1917 annonce la création d’un « foyer national pour le peuple juif » dans le respect des « droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine »).
D’un côté, la France reçoit mandat de la SDN sur la Syrie (1920) et crée la même année l’« État du grand Liban » pour complaire aux populations chrétiennes et affaiblir les nationalistes arabes de Damas. De l’autre, les Britanniques reçoivent mandat sur la Palestine et la Mésopotamie. L’Irak est créé en 1925 et confié à Fayçal, fils du chérif de La Mecque. La population très urbanisée manifeste des revendications nationalistes ; la Grande-Bretagne est contrainte de revoir le mandat en alliance militaire et diplomatique et l’indépendance du pays est accordée en 1930. Le pays bénéficie d’une indépendance formelle en 1932. Abd-Al-Aziz Ibn Saoud s’empare des deux tiers de l’Arabie et fonde le royaume d’Arabie Saoudite, qui cohabite dans la péninsule avec les sultanats du Golfe, sous protection britannique, et l’imamat du Yémen. L’Angleterre crée la Transjordanie avec à sa tête l’émir Abdallah, autre fils du chérif de La Mecque. La colonisation juive se développe considérablement entre 1919 et 1939 en Cisjordanie, conformément à la « déclaration Balfour » qui prônait l’établissement « d’un foyer national juif » (novembre 1917). Pour imposer le régime des mandats en Palestine, en Syrie et en Irak, Français et Britanniques n’ont pas hésité à réprimer tout mouvement de libération nationale et toute résistance de populations autochtones soumises au système colonial. Une précision qui aujourd’hui a une résonance particulière pour les Palestiniens éparpillés dans la région… L’esprit de « Sykes-Picot » est toujours vivant.