La globalisation, mais surtout les soulèvements populaires de 2011 ont renforcé les déséquilibres caractéristiques de la géo-économie de la Méditerranée, dimension constitutive de sa propre géopolitique*. Le monde méditerranéen demeure composé d’économies nationales très inégales, où de fortes disparités transparaissent en termes de niveau de richesse et de développement. Celles-ci dessinent apparemment une ligne de fracture entre les pays développés et intégrés de la rive nord-européenne et ceux situés au sud et à l’est.
Les pays européens de la rive Nord et plus précisément les pays de l’Arc latin (Portugal, Espagne, France et Italie) concentrent l’essentiel du volume du « PIB méditerranéen ». Selon les niveaux de PIB nationaux calculés par la Commission européenne, la France, l’Italie et l’Espagne sont les principales puissances économiques méditerranéennes. Ces pays concentrent d’ailleurs les principales métropoles dynamiques (Barcelone-Marseille-Turin-Gênes-Rome) du pourtour méditerranéen.
Sur la rive nord-est de la Méditerranée, le communisme, puis sa chute, l’implosion de l’ex-Yougoslavie et enfin les profondes restructurations lancées durant la période de transition démocratique ont grevé le développement économique de la région balkanique. Le difficile passage d’une planification centralisée vers l’économie de marché s’explique par de nombreux facteurs : des infrastructures insuffisantes et dépassées, trop de lourdeurs administratives, un manque de transparence, etc. Aujourd’hui, malgré l’afflux d’investisseurs russes et les opportunités ouvertes par l’adhésion à l’Union européenne, le crime organisé, la corruption, les problèmes de bonne gouvernance continuent d’affecter la croissance et l’emploi de cette région.
Depuis la crise ukrainienne et l’adoption de sanctions par les Occidentaux contre la Russie, le ralentissement de son économie se répercute sur les Balkans. L’Union européenne a certes entrepris de reconnecter la région au cœur de l’Europe productive. Mais si les grands corridors paneuropéens intègrent de nouveau les Balkans, ils ne permettent toujours pas l’intégration de nombre de sous-régions. L’enjeu est de relier ces espaces oubliés aux centres les plus dynamiques. Leur développement économique, tout comme une pacification politique durable, en dépendent.
Enfin, les pays du sud-est de la Méditerranée (PSEM) affichent un revenu par habitant et un Indice de développement humain (l’IDH prend en compte, outre le revenu par habitant, l’espérance de vie, le taux d’alphabétisation et le nombre moyen d’années d’étude) nettement inférieurs à celui des Etats européens de l’arc latin. Et la plupart d’entre eux ont un niveau de croissance du PIB insuffisant pour répondre à la demande d’emploi d’une jeunesse massive et de plus en plus diplômée. Les maux communs à ces pays abondent : chômage massif, des taux d’emploi et de productivité parmi les plus faibles au monde, une polarisation sur peu de secteurs industriels, une gestion rentière des ressources et un secteur privé peu compétitif en raison du faible niveau d’investissement, du manque de règles transparentes et d’une corruption structurelle. Nombreuses sont les poches de pauvreté, la fuite des cerveaux, les inégalités entre les sexes, l’urbanisation croissante, la défaillance des systèmes de santé, d’éducation, de logement et de recherche.
La vague de soulèvements populaires qui a traversé les rives sud et est de la Méditerranée a eu un lourd coût économique et financier pour les pays principalement concernés (Libye et Syrie, naturellement, mais aussi Egypte et Tunisie). Cette séquence historique offre malgré tout l’opportunité de repenser le modèle de développement de ces pays : remise en cause de la dépendance vis-à-vis des ressources énergétiques, évolution du tourisme de masse vers de nouvelles offres, etc. Il y a une réflexion à mener sur les conséquences des politiques de libéralisation et de privatisation de l’économie que suivent des gouvernements arabes convertis au libéralisme. Pis, les richesses financières tirées des richesses géologiques (hydrocarbures) des puissances énergétiques de la rive sud ne sont pas synonymes de développement économique et social. Par exemple, malgré sa prospérité financière, les plans complémentaires de soutien à la croissance (2005-2009) et le plan quinquennal (2010-2014), l’Algérie ne parvient toujours pas à répondre aux besoins sociaux de la population (accès à l’emploi, aux services de santé, à l’éducation et au logement) et à instituer les infrastructures nécessaires au développement économique et social.
Malgré les déséquilibres des économies nationales du monde méditerranéen, l’image binaire d’un clivage économique Nord-Sud s’avère trop schématique et réductrice. D’abord, la ligne de césure entre le Nord et le Sud n’est pas immuable : elle a régulièrement glissé vers le Sud (M. A. Gervais-Lambony, 2002). Ensuite, entre le Nord et le Sud méditerranéens, il est des zones périphériques en voie d’intégration économique à l’espace européen. Il s’agit des pays de l’Est européen bordant la Méditerranée (Slovénie, Malte, Chypre, Bulgarie, Croatie), qui ont encore un retard de développement par rapport au reste de l’Union européenne. Enfin, chacune de ces rives échappe elle-même à toute uniformité et abrite en son sein des situations différenciées. Plus qu’un Nord et qu’un Sud, il existe une pluralité de situations économiques dans les diverses régions méditerranéennes. Preuve que les traditionnelles représentations schématiques de la Méditerranée méritent d’être repensées…
* Béligh Nabli, Géopolitique de la Méditerranée, Paris, Armand colin, 2015.