Le secteur de la concession automobile en Tunisie est confronté, depuis quelque temps, à plusieurs problèmes, dont la baisse des quotas, la restitution du régime des voitures populaires, la suppression des tarifs concessionnaires et autres… Pour mieux les comprendre, l’Economiste Maghrébin a interviewé Ibrahim Debache, PDG de la société Ennakl automobiles. Dans cet entretien, Brahim Debbeche parle des conséquences de la prolifération du marché parallèle.
L’Economiste Maghrébin : Qu’en est-il de la situation du marché de l’automobile en 2016 ?
Ibrahim Debache : Malheureusement, cette année, les choses s’annoncent difficiles en raison des décisions prises par les autorités sous couvert de déficits de la balance commerciale et de la balance des paiements.
Ces décisions consistent, pour l’essentiel, à limiter le volume global des véhicules pour tous les concessionnaires à 50 mille voitures, alors que l’année dernière (2015), on était parti pour un volume de 60 mille voitures , qui a été ramené à 55 000 suite aux évènements qui ont eu lieu dans le pays. En clair, on revient à 50 mille, alors que le total des besoins du pays est estimé entre 75 mille et 80 mille voitures. Cette demande a été, du reste, constante pendant les dix dernières années. Même si on considère, et on le dit toujours, que le secteur automobile est un secteur excédentaire, puisque nous exportons plus que nous importons.
C’est pourquoi une telle décision ne peut que nous pénaliser et pour une raison simple. Cette baisse de volume ne va pas nous permettre de maintenir notre niveau de croissance et de contrecarrer la progression constante du marché parallèle, qui demeure très important, puisqu’il représente plus de 30 mille voitures, et dans le domaine des véhicules pour particuliers, près de 50% des importations.
Deux autres décisions nous ont vraiment désavantagés. La première consiste en le fait que chaque trimestre, nous sommes limités à 25% de nos quotas. Cela veut dire qu’une fois qu’on a atteint les 25%, il faut attendre le prochain trimestre pour pouvoir importer. Avec une telle décision, on est arrivé à un phénomène très grave : certains bateaux ont été refoulés, alors qu’ils étaient arrivés au port de la Goulette.
Tout cela pour dire que ce système pénalise et, en plus, remet en cause la crédibilité du pays. Car de toute manière, les voitures produites et importées ont été payées, et ce n’est pas en les refoulant que l’on va faire des économies. Aucune voiture n’est produite sans être payée. L’engagement y a été pris. Et ce qui est encore plus frustrant, c’est que la demande est là. Hélas, le résultat est que nous gérons de nouveau la pénurie.
La deuxième décision porte sur la suppression cette année des tarifs concessionnaires qui permettaient aux concessionnaires d’agir sur le marché. En fait, de quoi s’agit- il ? Quand j’importe une voiture qui va être dédouanée et que je paye des droits de douane, j’ai un tarif homologué par l’OCT. On a demandé à ce que ce tarif serve de base même pour les ventes hors taxes. Ce mécanisme a fonctionné pendant six à sept ans. Cette année, il a été décidé de ne plus appliquer cette loi.
Et pour ne rien oublier, il y a un autre désagrément : les agréments sont toujours annuels, alors que nous réclamons des agréments de trois à cinq ans pour pouvoir planifier à moyen terme nos priorités et nos besoins.
Chaque année, nous devons renouveler notre agrément, alors que nous sommes une société de notoriété publique, bien établie dans le pays. Globalement, il y a fort à faire avec l’appareil administratif, qui n’est pas suffisament à l’écoute des professionnels.
Quels sont les arguments que les autorités avancent pour justifier de telles décisions ?
Il y a certes l’argument de la pression des déficits précités, mais il y a aussi celui d’imputer aux concessionnaires de n’importer que des voitures de luxe.
A ce propos, je tiens à préciser que 90% des voitures importées sont, soit des petites cylindrées, soit des voitures utilitaires. Les besoins du marché sont là et ce malgré la baisse du pouvoir d’achat du Tunisien, vu l’augmentation du prix des voitures, avec la dérive de l’euro qui nous pénalise. Nous vivons cela de manière dramatique, ces derniers jours.
Pour résumer vos problèmes, le secteur est pris en tenaille par le faible taux de croissance, l’explosion du marché parallèle et la dépréciation du dinar qui renchérit les prix, trois obstacles qui impactent lourdement votre stratégie de croissance.
Concernant la corrélation entre le taux de croissance et les besoins en automobile, elle est réelle. Le pic de convergence qu’on a connu en Tunisie, c’était en 2009-2010, où le PIB a connu un taux de croissance assez élevé, avec comme corollaire l’augmentation des achats de véhicules. Depuis, on a du mal à retrouver ce niveau.
Quant au marché parallèle, c’est une véritable préoccupation. C’est un marché rempli de risques pour le consommateur et pour l’Etat. C’est un marché qui ne répond à aucune règle : non paiement d’impôts, non respect de la qualité du service après-vente, importation de voitures non conformes aux normes spécifiques des voitures importées en Tunisie, ce qui, de nature, rend plus cher leur entretien,… A titre d’exemple, la qualité du carburant des véhicules importés par le marché parallèle pose problème. Elle est adaptée à la fameuse norme N°6 européenne de dépollution que la Tunisie, contrairement au Maroc, n’a pas encore adoptée.
La non-adoption de cette norme défavorise les concessionnaires tunisiens, car ils ne peuvent pas importer tous les modèles disponibles. Parfois, une gamme de voitures ne peut être importée, car la qualité du carburant disponible dans le pays ne répond pas aux normes européennes.
Il y a là un problème de cohérence. En important la plupart de nos véhicules d’Europe, nous devons, en principe, nous adapter aux exigences réglementaires de ce marché.
Pareil pour les questions d’environnement : l’autorisation d’importer des voitures vieilles, ce n’est pas dans l’intérêt du pays.
Tous ces inconvénients illustrent de manière éloquente, en cette période de transition, l’absence de politique et de continuité, et surtout, de mise à niveau par rapport à ce qui se passe autour de nous.
Au sujet du renchérissement des prix, il est dû, en grande partie, à la dépréciation du dinar par rapport à l’euro. Le client et le concessionnaire en souffrent tous deux.
On parle de petites cylindrées d’Asie ou d’Extême Orient qui seraient à des prix abordables. Qu’en est-il ?
Selon nos contacts avec le ministère du Commerce, ces voitures asiatiques feront l’objet d’un traitement à part, et leur quota ne serait pas aussi important que celui des voitures de marques européennes (200 à 300 par marque).
Quelle serait, selon vous, la solution pour stabiliser les réglementations et permettre au secteur de tirer profit des stratégies commerciales mises en place et des investissements réalisés en partenariat avec les constructeurs ?
Au-delà de la politique suivie actuellement, qui ne permet pas d’avoir une visibilité et une continuité dans l’approvisionnement du marché, au-delà de la frustration de ne pas rentabiliser les investissements réalisés dans les réseaux et le service après-vente en vue d’une professionnalisation adaptée aux standards internationaux et au-delà de cette instabilité réglementaire qui ne nous permet pas de programmer des croissances durables en partenariat avec nos constructeurs, qui n’ont pas manqué de s’en plaindre auprès de l’Union européenne et de leurs ambassades respectives, je suis persuadé que la solution réside dans l’ouverture du marché.
Cette ouverture est nécessaire pour permettre justement aux différents acteurs du marché d’être compétitifs en étant en position de force vis-à-vis de leurs partenaires, les constructeurs. Or, aujourd’hui, quand le marché est limité, nous n’avons pas beaucoup de marge de manoeuvre pour négocier avec nos fournisseurs.
Il y va de l’intérêt du consommateur tunisien qui nous intéresse, finalement, le plus. L’ultime objectif étant de le faire bénéficier de prix compétitifs et de le dissuader de s’aventurer sur le marché parallèle, avec tous les risques que cela suppose, d’autant plus que les concessionnaires sont assez outillés pour alimenter le marché de manière beaucoup plus régulière qu’aujourd’hui, et ce, en fonction de la demande et des besoins. Est-il besoin de rappeler qu’actuellement, par l’effet néfaste de cette improvisation, l’approvisionnement du marché est en dents de scie, avec des phases de pénurie et de stockage. L’idéal est d’avoir moins de stress au niveau de la demande.
Personnellement, je pense que tous les pays qui suivent des politiques de régulation comme celle en vigueur en Tunisie, vont à l’encontre de la professionnalisation de la distribution. Nous sommes dans une ère où il faut être professionnel et où il faut avoir des services au niveau des exigences de la clientèle. Malheureusement, ces politiques de régulation, avec des Stop and go, ne nous aideront pas à mener, dans de bonnes conditions, nos stratégies de développement. Je reste persuadé que la seule possibilité, c’est l’ouverture du marché, pour nous rendre plus compétitifs et pour nous pousser à améliorer la qualité du service et la satisfaction client. Ce sont les seules garanties de la professionnalisation dans la distribution, et particulièrement dans le secteur automobile. C’est pourquoi, je considère que cette politique de vouloir contrôler l’importation des voitures n’a aucun sens et n’est plus d’actualité. Au contraire, elle fait le lit du commerce informel.
Nous ne pouvons nous interdire de poser cette question : le secteur automobile a-t-il un lobby pour défendre ses intérêts ?
Il y a la Chambre des concessionnaires relevant du patronat (UTICA). Dernièrement, nous avons recruté un professionnel comme membre permanent pour travailler sur les études afin de pouvoir défendre le secteur et nos demandes auprès des autorités. Seulement, chaque fois qu’on arrive à des ébauches de solutions et d’issues, la profession se heurte à des décisions qui ne servent pas le secteur.