Dans une situation politico-économique marquée par l’incertitude et le manque de visibilité, Walid Ben Salah, expert-comptable, a dressé à leconomistemaghrebin.com un bilan dans lequel il est revenu sur les principaux indicateurs économiques du pays, les mesures-phares à mettre en place immédiatement ainsi que les conditions préalables de réussite.
En chiffres, M. Ben Salah a précisé qu’au terme du premier trimestre 2016, la Tunisie a enregistré un taux de croissance économique anémique de 1% (en glissement annuel), largement en deçà des prévisions du budget 2016 qui ont tablé sur 2,5%.
Ainsi, elle a vu son taux de chômage en augmentation par rapport aux réalisations de l’année écoulée, pour se situer à 15,4% à fin mars de l’année en cours.
En ce qui concerne la balance commerciale de la Tunisie, notre interlocuteur a affirmé que les quatre premiers mois de 2016 ont affiché un déficit commercial colossal de 5135 millions de dinars (MDT), et ce, en raison de la baisse des exportations de 2,6% (huile d’olive et pétrole) et la hausse des importations de 0,8% (phosphate et articles de consommation non alimentaires).
D’ailleurs, plus de la moitié de ce déficit provient des échanges réalisés avec la Chine, la Turquie et la Russie et un déficit alarmant de la balance énergétique de 1239 MDT.
De ce fait, le taux de couverture des importations par les exportations a été très faible affichant 69,5%, soit en baisse de 2,4% par rapport à fin 2015.
Idem pour la balance des paiements qui a connu un déficit record de 3028 MDT à fin avril 2016, essentiellement dû aux facteurs suivants :
- Le déficit colossal de la balance commerciale précité ;
- Baisse considérable des recettes du secteur touristique de 489 MDT en juin 2016 par rapport à la même période de l’année précédente ;
- Baisse des revenus du travail (transferts des non-résidents) de 108 MDT en juin 2016 ;
- Augmentation du service de la dette extérieure de 735 MDT pour s’établir à 2155 MDT durant la même période.
Ce déficit record a résulté d’une baisse des avoirs en devises (110 jours import) et d’une perte de 7 jours d’importation.
Dans le même sillage, Walid Ben Salah a estimé qu’au niveau de l’endettement intérieur, l’encours de BTA a été très important à 10204 MDT en juin 2016, soit en hausse de 1782 MDT.
Il a, également, fait savoir que la situation actuelle est marquée par un assèchement des liquidités, d’où l’injection moyenne quotidienne par la BCT sur le marché monétaire qui a atteint un record de plus de 6000 MDT, en vue de subvenir aux besoins de liquidités exprimés par les banques.
Toutefois, la monnaie tunisienne s’est dépréciée de plus en plus en un an, soit une perte de l’ordre de 12% de la valeur du dinar par rapport au dollar et à l’Euro.
Face à ces principaux indicateurs, des écarts significatifs ont été constatés entre les réalisations et les hypothèses de base ayant servi à l’élaboration du budget 2016.
Budget 2016 | Réalisations 2016 | Ecart | |
Croissance | 2,5% | 1% (T1) | -1,5% |
Baril | 55 $ | 47 $ (Mai) | -8 $ |
Dollar | 1,97 dinar | 2,17 (juin) | +0,2 dinar |
Et s’il est vrai que sur le premier semestre 2016, l’effet négatif de l’appréciation du dollar par rapport au dinar se trouve compensé par l’effet positif de la baisse du prix du baril de pétrole, il n’en demeure pas moins vrai que la poursuite de la tendance haussière de ces deux facteurs sur le deuxième semestre se traduit par une augmentation significative des dépenses de l’Etat.
- Augmentation des dépenses de gestion courantes (hors service de la dette) de 25% à fin avril 2016 par rapport à la même période de l’année 2015 ;
- Baisse très importante des recettes de l’impôt sur les sociétés au cours du 1er trimestre 2016, traduisant l’aggravation des difficultés financières des entreprises, notamment les PME.
- Déficit budgétaire important de 1250 MDT à fin avril 2016.
Par conséquent, la situation actuelle que connaît la Tunisie est caractérisée par des moteurs de croissance à l’arrêt et une économie asphyxiée, ainsi que des tensions accrues tous azimuts, notamment sur les finances publiques.
Mesures phares et conditions de réussite
Pour y faire face, Walid Ben Salah a dressé une batterie de mesures à mettre en place immédiatement.
- Changer les billets de banque
Le changement des billets de banque présente, selon ses propos, plusieurs avantages, à savoir:
- Son coût n’est pas très élevé, soit environ une trentaine de millions de dinars;
- Drainer des centaines de millions de dinars, de les réintégrer, même à titre partiel et/ou provisoire, dans le système financier et de les réinjecter de nouveau dans l’économie ;
- Dévoiler l’identité des évadés fiscaux et des blanchisseurs d’argent qui s’adonnent à des activités illicites, privant l’Etat et l’économie de recettes considérables.
Toutefois, cette mesure doit impérativement être accompagnée par d’autres actions à mettre en œuvre d’une manière simultanée et dans les plus brefs délais (6 mois à un an au maximum), telles que:
- Collecte des billets par les réseaux des agences bancaires et de la Poste ;
- Collecte systématique des informations sur les clients, la constitution des bases de données et leur analyse. L’échange des billets doit donner lieu systématiquement à une identification complète du dépositaire quel que soit le nombre d’opérations effectuées et leur montant ;
- Faire transiter obligatoirement tout échange dépassant un certain seuil (5.000 dinars par exemple) par un compte bancaire. Les personnes ne disposant pas d’un compte bancaire seraient amenées à en ouvrir un ;
- Appliquer rigoureusement les mesures de vigilance à l’égard des personnes et des opérations, telles que prévues par les dispositions de la loi 2015-26 relative à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent et la circulaire de la BCT n°2013-15 ;
- Les opérations suspectes doivent systématiquement faire l’objet de déclaration et les mesures réglementaires préventives de confiscation, de gel de fonds, de blocage des transferts etc, doivent être strictement et immédiatement appliquées.
- Améliorer le recouvrement des créances de l’Etat
Il s’agit des créances douanières et fiscales, dont les montants dépassent respectivement 4000 MDT et 6000 MDT, notamment à travers :
- La suspension des licences et autorisations d’importation pour toute personne qui n’est pas en règle avec l’administration fiscale et sociale (ayant des impayés de toute nature ou en défaut de déclaration) ;
- L’application rigoureuse des mesures réglementaires de saisie des biens et marchandises, de confiscation, de gel de fonds, etc. et raccourcissement des délais d’exécution.
- Limiter la distribution des dividendes et booster l’investissement
Cette mesure consiste, selon ses termes, dans l’exonération des dividendes non distribuées et réinvesties en 2016, de la retenue à la source de 5% applicable aux personnes physiques et aux non-résidents.
Il s’agit, également, de l’augmentation des taux de dégrèvements physiques et la suppression du minimum d’impôt à ce titre pour tout réinvestissement physique réalisé en 2016.
- Subordonner toutes formalités d’enregistrement et d’octroi d’AVA à la présentation d’une situation fiscale en règle
L’expert-comptable a, dans ce sens, mis l’accent sur la légalisation des signatures des parties aux contrats de cession et de location des biens meubles et immeubles concomitamment à l’accomplissement des formalités d’enregistrement et l’acquittement des droits correspondants.
Il faut, en outre, subordonner l’enregistrement desdits contrats (auprès de l’ administration fiscale, le service des mines, etc) à la présentation des déclarations fiscales des quatre dernières années, faisant ressortir un total des revenus au moins égal au montant de la transaction ou, à défaut, la présentation des justificatifs nécessaires à ce titre.
Il faut, ainsi, instaurer la mention obligatoire et précise des modalités de règlement sur les promesses de ventes et les actes de cession des biens meubles (notamment les automobiles) et immeubles, et présenter des justificatifs nécessaires à ce titre lors de l’enregistrement, le changement de la carte grise, etc.
Dans le même ordre d’idées, il importe de subordonner l’octroi des autorisations de voyages AVA à la présentation de la dernière déclaration fiscale, faisant ressortir un total de revenus au moins égal au plafond autorisé de 6000 dinars.
- Accélérer le processus de cession des biens confisqués
Il s’agit principalement des entreprises potentiellement cessibles à des partenaires stratégiques, notamment étrangers, permettant de drainer des fonds en devises.
- Limiter les importations
Pour ce faire, il est primordial de limiter les importations, notamment des biens ayant des similaires fabriqués localement et des produits secondaires et de luxe, et d’instaurer une taxe de 1% sur les engagements de financement contractés au titre desdites importations.
- Refonte de la réglementation de change
Notre interlocuteur a estimé que cette réforme doit donner plus de liberté aux citoyens et permettre notamment de lever les restrictions et d’alléger les procédures d’ouverture et de détention des comptes en devises, de réalisation des opérations avec l’étranger, etc.
En effet, il y a lieu d’améliorer les conditions de banque applicables aux comptes et transactions en devises (fluidité, délais, commissions, tarifs, taux de rémunération, etc) de manière à attirer les capitaux vers la Tunisie et à limiter les transferts de devises à l’étranger.
En guise de conclusion, Walid Ben Salah a souligné que l’avancement et la réussite de cette matrice de mesures et de réformes d’urgence exigent certaines conditions. Il s’agit de décréter une trêve sociale, suspendre les grèves et retrouver la valeur du travail et un minimum de productivité requis ; mettre en place le pacte social signé entre les partenaires sociaux et le gouvernement le 14 janvier 2013 et raviver le Conseil économique et social tout en assurant son indépendance et une meilleure représentativité en son sein et en appuyant ses orientations et ses recommandations.