La visite de Rached Ghannouchi à Paris a soulevé une vague de réprobation et de colère. Et les vagues ont pour particularité de s’amplifier puis de retomber, ou de se briser sur les rivages ou contre les rochers! Cette réaction avait pour cible aussi bien l’Etat hôte que «son invité».
Les autorités françaises ont été stigmatisées pour avoir reçu un chef de parti venant de Tunisie et par dessus tout un islamiste, démarche considérée comme une intrusion dans les affaires intérieures de la Tunisie. Quant au président du parti Ennahdha, il lui est reproché de pratiquer une diplomatie parallèle, de transgresser les pratiques et les usages qui régissent la vie politique en Tunisie, en rencontrant des responsables étrangers sans avoir la qualité officielle de le faire.
En ces temps de confusion et de manipulation à grande échelle, il serait salutaire d’avoir une lecture lucide des événements. Tout d’abord, rappelons que les Etats n’ont pas d’état d’âme, Charles de Gaulle disait «les États n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts». Il faut donc distinguer clairement entre les États, monstres froids, et les peuples plus enclins aux émotions. Il convient aussi d’abandonner une perception simpliste pour considérer le monde tel qu’il est, car les relations entre États n’ont jamais été fondées sur le sentimentalisme et l’attachement aux valeurs mais sur l’intérêt.
La France officielle s’est toujours comportée avec la Tunisie avec cette mentalité colonialiste. Sans remonter à la période du protectorat et les premières années de l’indépendance, l’État français s’est souvent conduit cyniquement en frayant avec le régime novembriste jusqu’à sa dernière minute.
La dimension historique du présent est de ce fait importante et il serait singulier d’estimer que le passé est du dépassé. Par ailleurs, concédons que les considérations idéologiques sont tombées avec le mur de Berlin en 1989. En conséquence, s’en prendre au gouvernement français n’a aucun sens, qu’il soit de droite, de gauche ou du centre.
Alors, traiter avec des islamistes «modérés», comme ils le prétendent, ou des daechistes repentis ou des anthropophages convertis au végétarisme, n’a vraiment aucune importance, pourvu que les intérêts dits stratégiques soient préservés!
Concernant la virée de Rached Ghannouchi sur les quais de la Seine, ayons un peu plus de discernement. Cette personne est le gourou d’une coterie qui dispose de 69 députés à l’ARP, tapie dans son repaire, elle tire les ficelles avec la connivence crédule d’un locataire du palais de Carthage.
Le règlement intérieur d’Ennahdha vient de lui permettre désormais de se présenter aux élections, sans devoir passer par l’aval des instances de son parti. Les présidentielles de 2019 sont bien dans sa ligne de mire. Une vaste campagne de communication a démarré déjà pour neutraliser les éventuelles réticences extérieures, notamment en donnant des garanties pour ne pas toucher aux intérêts stratégiques français dans l’éventualité de sa victoire aux élections. En même temps, ses rencontres avec des officiels étrangers sont exploitées à des fins de politique intérieure, pour intimider les petites natures qui s’épouvanteraient à la vue d’une simple araignée.
Finalement, l’emprise d’Ennahdha demeure une affaire intérieure tunisienne. Si l’on souhaite ne pas découvrir avec des yeux exorbités un Rached Ghannouchi musarder dans les salons des palais officiels européens et ailleurs, avant d’y habiter dans ceux de la République tunisienne, nous n’avons qu’à commencer par faire le grand ménage chez nous.
C’est à ceux qui se présentent comme les tenants de la modernité et de la sécularité dans ce pays qu’il faut adresser nos critiques les plus acerbes. Qu’ils descendent de leur piédestal, sortent de leurs salons et quittent les plateaux des télévisions.
Qu’ils occupent le terrain, qu’ils rassemblent autour des idées de progrès les Tunisiennes et les Tunisiens pour bouger les lignes, faire barrage au délitement de l’État, à la prépondérance des marchands du temple et aux différentes mafias. Qu’ils agissent d’urgence pour éviter la perte de cette Tunisie que nous aimons tous, mais que nous regardons sombrer sans daigner lever le petit doigt en continuant à faire notre sieste estivale, pour se réveiller un jour sur un cataclysme.
Il y a suffisamment de vrais problèmes, auxquels il faut répondre, qu’il faut traiter avec diligence, pour ne pas avoir besoin en plus de créer des faux problèmes!