Unique candidat à la succession de Mohamed Abdelaziz, décédé il y a plus d’un mois, Brahim Ghali, 66 ans, vient d’être élu président du Front Polisario, lors du Congrès extraordinaire que vient de tenir le parti saharaoui. Soutenu par l’Algérie, cette figure historique du mouvement Polisario aura la lourde tâche de contribuer à trouver une issue à l’impasse politique dans laquelle le conflit du Sahara occidental se trouve depuis des décennies. Celui-ci est l’une des clefs d’analyse de la géopolitique de la Méditerranée* occidentale en général, et de la géopolitique maghrébine en particulier.
Héritage de l’époque coloniale (partage du Sahara entre les différentes administrations coloniales françaises, espagnoles et italiennes), les frontières sud et sahariennes du Maghreb sont à l’origine de différends frontaliers. Depuis le départ en 1975 de l’ancienne puissance coloniale, l’Espagne, le contentieux territorial n’est toujours pas résolu. Engagée en 1974, la décolonisation conduit à un conflit armé entre la Maroc et le Front Polisario jusqu’au cessez-le-feu de 1991. Les anciennes zones d’influence sont devenues des frontières nationales des nouveaux États souverains. Or, si ces tracés ont pu créer quelques incidents ponctuels entre la Libye et la Tunisie, ils nourrissent des tensions géopolitiques entre l’Algérie et le Maroc, deux Etats voisins de la rive sud-ouest dont les relations diplomatiques ont du mal à se stabiliser.
Après la fin du protectorat français en 1956, le Maroc, sous l’impulsion des nationalistes de l’Istiqlal, entend reconstituer l’intégrité territoriale d’un « Grand Maroc » rassemblant toutes les terres qui ont « appartenu historiquement » au royaume à une période ou à une autre. Il revendique tous les territoires contrôlés par les Espagnols et une partie des territoires contrôlés par la France (portion du Sahara autour de Tindouf et Bechar), ainsi que la Mauritanie. L’engagement du processus de décolonisation suscite des tensions entre les parties concernées (Espagne, Maroc, Algérie, Mauritanie) et va conduire à la création du Front Polisario en 1973. Le Maroc annonce l’organisation d’une « Marche verte ». Début novembre 1975, 350 000 civils marocains franchissent pacifiquement la frontière. Le 14 novembre 1975, le gouvernement espagnol signe les accords de Madrid avec le Maroc et la Mauritanie. Le territoire est divisé en deux parties : les 2/3 au nord reviennent au Maroc, le sud à la Mauritanie. Le Front Polisario s’y oppose. Les troupes marocaines et mauritaniennes se déploient.
Les deux principaux protagonistes dans ce conflit, le Maroc et le Front Polisario, se disputent la souveraineté de ce territoire (d’environ 263 450 km²) qui se situe dans l’espace sahélo-saharien, le tout sous le regard de puissances voisines parties prenantes dans ce litige. Le Maroc administre le territoire qui est inclus dans les trois provinces du sud, sans que cette situation de fait ne soit admise dans son principe même par une partie de la population sahraouie du territoire et des réfugiés des camps de Tindouf (en Algérie), liée au Front Polisario. En 1976, cette organisation a proclamé la République arabe sahraouie démocratique (RASD), laquelle a été immédiatement reconnue par les voisins immédiats du Maroc (Algérie, Mauritanie) et une majorité des Etats membres de l’OUA. L’Espagne s’en tient au droit à l’autodétermination du peuple sahraoui.
Avant même l’indépendance officielle de l’Algérie, un accord (conclu en 1961 à Rabat) entre Ferhat Abbas, président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), et Hassan II, roi du Maroc, prévoyait de renégocier le statut des régions algériennes de Tindouf et de Colomb-Béchar. Or, à l’indépendance, l’Algérie de Ben Bella refuse de restituer ces territoires et de reconsidérer sa souveraineté sur des régions acquises sur décision de l’autorité coloniale française. La tension diplomatique et militaire croissante vire au conflit armé d’octobre 1963 à février 1964, après l’incursion des Forces armées royales du Maroc en territoire algérien. Outre le problème frontalier, le déclenchement de cette « guerre des sables » est le fait des convoitises suscitées par la découverte de ressources minérales dans la zone disputée, mais aussi de la tendance expansionniste du royaume chérifien animé par l’idée du « Grand Maroc ». Finalement, après diverses négociations houleuses ou avortées, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) parvient à trouver un accord entre les deux belligérants. L’OUA adopte le principe de l’intangibilité des frontières issues du colonialisme (qui est rejeté par le Maroc) et la frontière suit le tracé qui reprend la délimitation française. Le 15 juillet 1972, Houari Boumediene et Hassan II signent un traité qui délimite leurs frontières en reprenant ce tracé. L’Algérie ratifie le traité le 17 mai 1973, et le Maroc… en mai 1989.
Ce conflit a installé les deux principales puissances maghrébines dans une relation de défiance, ponctuée par des accrochages à la frontière (les échanges de feu entre garde-frontières algériens et marocains attestent la persistance et la vigueur de l’antagonisme) et une confrontation directe à Amgala (1976), au Sahara occidental. En effet, après la « guerre des sables », l’Algérie arme les indépendantistes du Front Polisario (financés aussi par la Libye) entré en conflit avec le Maroc. Il remporte des succès, notamment en Mauritanie, mène des opérations au Maroc (jusqu’à la construction du « mur », en 1980) qui décide d’annexer la portion sud du territoire.
Si le Maroc a renoncé en 1989 à revendiquer la partie du Sahara algérien (Tindouf), il revendique le territoire du « Sahara occidental » (non autonome selon l’ONU) qu’il a annexé à 80% (depuis 1979), considérant qu’il fait partie intégrante du royaume. Les indépendantistes sahraouis du Front Polisario proclament le droit à l’autodétermination du « peuple du Sahara occidental ». C’est pourquoi ils ont d’abord combattu la puissance coloniale espagnole (1973-1976), puis le Maroc, à la suite des accords de Madrid (1975) qui partagent la souveraineté du Sahara occidental entre la Mauritanie et le Maroc. L’enjeu est stratégique pour le Maroc, qui ne veut renoncer ni à cette extension territoriale, ni à l’exploitation d’un territoire riche en minerais (phosphates, fer, titane, manganèse, pierres précieuses) et assez fertile pour développer plus (et mieux) encore le secteur agricole (pilier de l’économie nationale). En outre, le contrôle de ce territoire permet de contrôler de facto la partie sud de sa frontière avec la Mauritanie. Le conflit est aussi pour la Monarchie au Maroc une formidable occasion de faire l’union autour du trône et de renforcer une légitimité très entamée par les crises des premières années de la décennie 1970.
L’impasse n’est pas sans conséquence sur la stabilité et le développement de la région. Ce conflit larvé nourrit d’abord une militarisation de la région, qui comporte une dimension maritime et méditerranéenne malgré la façade exclusivement océanique du territoire. Ensuite, ce contentieux pèse sur les vecteurs institutionnels de coopération régionale– l’Union du Maghreb Arabe– et empêche tout progrès significatif en faveur de l’intégration de la région méditerranéenne au niveau du dialogue 5+5 et de l’Union pour la Méditerranée. Enfin, le statu quo est propice au développement d’un nouveau foyer de trafics et de bases-arrières pour des groupes djihadistes déjà actifs dans les régions du Sahara (Tunisie, Algérie) et du Sahel. La sortie de l’impasse est donc impérieuse pour la stabilité et la sécurité de la rive sud-ouest de la Méditerranée. Seul un règlement définitif dans le cadre des Nations-Unies contribuera utilement à la sécurité et à la stabilisation de la région sahélo-saharienne.
* Béligh Nabli, Géopolitique de la Méditerranée, Paris, Armand Colin, oct. 2015