Le bateau prend eau de toutes parts et l’équipage se bat pour le gouvernail. C’est l’image qui vient à l’esprit quand on pense à la situation dans le pays. C’est comme s’il est écrit quelque part que la Tunisie rate des occasions en or qu’elle a eues avec les trois principaux présidents qui l’ont gouvernée depuis l’indépendance jusqu’à ce jour : Bourguiba, Ben Ali et Caïd Essebsi.
La jeune République tunisienne a eu la chance d’avoir à sa tête un homme exceptionnel qui a pris sur lui de construire un Etat moderne et de jeter les bases du développement social et économique du pays en généralisant l’éducation. Il a réussi son œuvre au-delà de ses espérances, mais il a raté sa sortie. Son ego surdimensionné lui a interdit de se retirer au bon moment. Lui seul était capable de nous mettre très tôt sur la voie de la démocratie, depuis 1981 au moins. L’aurait-il fait, nous aurions eu le temps de nous habituer à résoudre nos problèmes par le dialogue et de nous familiariser avec les vertus de l’alternance politique. L’aurait-il fait, il n’y aurait jamais eu de 7 novembre 1987.
Conséquence directe de l’incapacité de Bourguiba de nous mettre sur les rails d’une vie politique évoluée, le coup du 7 novembre 1987 était ressenti par la majorité du peuple comme une délivrance et non comme une trahison. L’adhésion populaire à la « Déclaration du 7 Novembre » était si massive que le pays s’est très vite éloigné de la menace d’effondrement économique qui le guettait en prenant le chemin de la croissance. Au cours des premières années du « Changement », la Tunisie a connu une croissance économique solide et assidue et une ouverture politique acceptable.
L’espoir nourri par le peuple tunisien de connaître enfin la prospérité et la vie politique évoluée promises par la « Déclaration du 7 Novembre » ne tardera pas d’être trahi. Ben Ali et son gouvernement opteront pour un genre de croissance économique qui approfondira les déséquilibres entre les régions et les catégories sociales. Et politiquement, ce sera le règne de la schizophrénie, c’est-à-dire une dictature de plus en plus étouffante sera présentée par la propagande officielle à l’opinion nationale et internationale comme une démocratie en marche et l’Etat mafieux comme l’Etat de droit et des institutions.
Ben Ali avait la possibilité de tenir à distance les parasites familiaux, mafieux et corrompus et d’interdire tout comportement politique schizophrène. L’aurait-il fait, nous aurions très probablement corrigé à temps les déséquilibres régionaux et sociaux et poursuivi notre chemin vers la prospérité économique et l’ouverture politique. L’aurait-il fait, nous aurions fait l’économie des événements dramatiques qui ont secoué le pays entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011.
Passons sur la fièvre revendicative qui a suivi et sur ses conséquences désastreuses pour l’économie; sur l’irruption soudaine et catastrophique de l’islam politique; sur les fanfaronnades du 6e Calife; sur les années noires de la troïka et sur sa principale réalisation : l’explosion du terrorisme et autres événements connus de tous qui ont failli pousser le pays dans les affres de la guerre civile, n’eussent été les efforts gigantesques déployés par le Quartet.
Allons directement au 21 décembre 2014. Ce jour-là, la majorité des Tunisiens étaient contents après l’annonce des résultats du deuxième tour de l’élection présidentielle. Ils venaient d’élire pour la première fois, selon les critères démocratiques en vigueur dans le monde développé, un président de la République. Quelques semaines plus tôt et selon les mêmes critères aussi, ils ont élu un parlement et ont donné la majorité au parti du nouveau président, M. Béji Caid Essebsi. L’espoir renaît de nouveau de voir enfin le pays tiré de la pente glissante qui mène tout droit vers le précipice.
Mais le président et son parti n’ont pas perdu de temps pour décevoir ceux qui les ont élus et, comme c’est souvent le cas depuis le 14 janvier 2011, le désespoir domine de nouveau.
La première réalisation du nouveau président était de tourner le dos à ses promesses électorales dont la principale était de ne jamais s’allier avec les islamistes. Elu pour sauver le pays des conséquences désastreuses des années de braise du gouvernement d’Ennahdha, il s’est empressé de mettre sa main dans celle de Rached Ghannouchi à qui il a fait une série de concessions à un rythme qui le rapproche de plus en plus du parti islamiste et l’éloigne de plus en plus de ses électeurs.
La première réalisation du parti du président était de tourner le dos aux problèmes du pays et de s’embourber dans une misérable guéguerre des chefs qui n’intéresse les Tunisiens ni de près ni de loin. Si ceux-ci ont donné la majorité parlementaire à Nidaa Tounes, c’est parce qu’ils ont cru à ses promesses et à ses prétentions d’être l’unique force capable de remettre le pays sur les rails et de résoudre les problèmes économiques et sociaux. Ils ont fait le mauvais choix et beaucoup s’en mordent les doigts. Car, ceux sur qui on a compté pour diriger le pays et résoudre ses crises, ont été incapables de diriger leur propre parti et de résoudre les problèmes nés du clash des egos de ses chefs.
Et le président dans tout ça? De par son rôle déterminant dans la création de Nidaa Tounes, de par son charisme et son prestige auprès des cadres et militants du parti, Béji Caïd Essebsi aurait pu éviter l’implosion du parti, si seulement il avait pris en compte l’intérêt du pays. En soutenant obstinément les manœuvres douteuses de son fils Hafedh, le président assume une responsabilité de premier degré dans la désintégration de Nidaa Tounes, dans la réémergence d’Ennahdha en tant que parti majoritaire au parlement et, par conséquent, dans la déstabilisation du gouvernement et les tiraillements qui entravent l’action de ses membres.
L’impasse dans laquelle s’est trouvé le pays cet été est d’une gravité sans précédent. Jamais depuis cinq ans il n’y a eu autant d’indicateurs au rouge. En toute objectivité, l’entière responsabilité est portée par les partis de la coalition, et en particulier Nidaa Tounes, plus soucieux par ce qu’ils peuvent obtenir du gouvernement que par ce que celui-ci peut faire pour sortir le pays de la crise. La preuve en est que tout ce beau monde était absorbé pendant un an et demi par les tiraillements au sein et entre les partis, privant le gouvernement Essid des moyens d’appliquer sa politique. Il était donc normal que ce gouvernement ne puisse faire aucun progrès sur le plan économique et social, ni en matière d’application de la loi ou de la lutte contre la corruption. On a bien donné à M. Habib Essid les rênes de la caravane, mais on a pris soin de mettre un bâton dans chacune de ses roues.
Le président de la République, l’un des principaux responsables de l’impasse, a cru pouvoir changer les choses en tirant un lapin de son chapeau : l’initiative de gouvernement d’union nationale. Un moyen commode qui lui permet non seulement de se disculper, mais de se présenter en sauveur, tout en faisant porter le chapeau au Chef du gouvernement, prié de présenter sa démission « dans l’intérêt du pays ».
Maintenant, parmi ceux qui ont voté hier pour Habib Essid, il y en a qui l’accusent ouvertement de « pourrir la situation » en ne voulant pas démissionner. En fait, la situation est pourrie bien avant que l’actuel Chef du gouvernement n’accède à son poste. Et les responsables de la pourriture qui infeste l’atmosphère du pays sont partout : dans l’administration, dans les partis, dans les organisations professionnelles, et dans la tête de simples citoyens qui imposent le double sens dans les rues à sens unique, construisent des murs sur les voies ferrées et empêchent les travailleurs du phosphate de travailler sous prétexte que, eux, sont chômeurs.
Cela dit, le chef du gouvernement, homme honnête et intègre, grand serviteur de l’Etat avant et après la « révolution », a parfaitement le droit de refuser une sortie humiliante et de porter à lui tout seul la responsabilité de l’impasse. Il a parfaitement le droit d’exiger une discussion parlementaire de son action gouvernementale qui n’est pas pire que celle de ses prédécesseurs.
Quoiqu’il en soit, M. Habib Essid finira par partir en démissionnant ou en suivant la procédure constitutionnelle. Se posera alors la question : pourquoi avoir fait perdre au pays un an et demi? Si l’ « Accord de Carthage », signé mercredi 13 juillet en grande pompe, est en mesure de remettre le pays sur rails, et on souhaite vivement que ce sera le cas, pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt, dès janvier 2015? A ce moment là, la situation était aussi dans l’impasse et tous les indicateurs étaient au rouge.
M. Caïd Essebsi n’a pas encore terminé son mandat. Il n’a ni l’âge ni l’opportunité politique de se maintenir au pouvoir ou de marquer l’histoire du pays au même titre que Bourguiba et Ben Ali. Mais dans le peu de temps qu’il a passé à la tête du pays, on ne peut pas dire qu’il a fait beaucoup pour aider la Tunisie à se relever. La preuve, que ce soit en tant que Premier ministre en 2011, ou en tant que président de janvier 2015 jusqu’à ce jour, la situation économique et sociale du pays est en constante dégradation. Des fois, il donnait l’impression qu’il était plus soucieux de l’avenir de son fils au sein de Nidaa Tounes que du sort des Tunisiens qui l’ont élu.
Il lui reste encore quelque temps avant la fin de son mandat. Peut-être, d’ici là, les choses changeront enfin dans le bon sens et, souhaitons le, il aura une fin moins triste que celle de Bourguiba et Ben Ali.