Depuis les années 2000, après la création de la monnaie unique euro, la valeur du dinar tunisien semble connaître une baisse en termes de parité. Le 30 août 2006, factuellement il fallait 1,69 dinar tunisien pour acheter 1 euro. Au 14 juillet 2016, il faut 2,45 DT pour s’acheter 1 euro.
Entre les deux dates, la dépréciation du dinar tunisien par rapport à la devise euro s’établit à près de 45 % à la lecture de la courbe d’évolution du taux de conversion et sur le papier.
Si l’on étudie l’évolution du différentiel des taux d’inflation entre les zones euro et dinar tunisien, il est probable qu’on puisse retrouver, au moins, la valeur supposée de la baisse constatée du dinar tunisien par rapport à l’euro.
Si l’on reprend la période du 30 août 2006 au 14 juillet 2016, une décennie prise aléatoirement, l’Institut national de la statistique (INS) et la Banque Centrale de Tunisie (BCT) annoncent un taux d’inflation compris dans un canal de 3 % à 5%.
Sur cette même période, la Banque Centrale Européenne (BCE) et les instituts nationaux de statistiques des pays de la zone euro – dont l’INSEE – annoncent un taux d’inflation compris dans un canal de 0,6 % à 2 % pour la zone euro.
Si l’on réalise un petit calcul d’intérêts composés, approximatifs évidemment, sur cette décennie étudiée, en prenant en compte un différentiel inflationniste de 3,5 % en moyenne entre les deux zones, on trouve 41 % en pourcentage différentiel d’inflation, correspondant, à peu près, à la baisse constatée du taux de change du dinar tunisien par rapport à la devise européenne.
Cette approximation empirique fournit une indication précieuse sur ce qui structure fondamentalement le trend baissier de la monnaie DTN : le différentiel de taux d’inflation avec les zones monétaires de référence.
Le taux directeur influe aussi sur le taux de change
Il est à souligner que nous avons délibérément neutralisé le différentiel de taux d’intérêt directeur entre les zones euro et zones dinar tunisien sachant que la Banque Centrale Tunisienne a toujours eu une politique des taux directeurs assez rigoureuse – 3,16 % à 4,75 %, en taux moyen mensuel TMM du marché monétaire,- sur la période 2008-2016, et encore plus stricte sur la période 1956-2008 – le taux TMM variait de 5 % à 11,81 % -.
La rigueur en fixation des taux de la BCT, essentiellement sur la période 1956-2008 – a permis de contenir et de minimiser la hausse du taux d’inflation, en comparaison des indicateurs de la zone euro, tout en servant à accompagner le taux vigoureux de croissance économique du pays sur cette période.
Sur cette note, nous n’insisterons pas sur le différentiel de taux directeur entre les zones euro et dinar tunisien, puisque la Banque Centrale Européenne a également usé et abusé de taux historiquement bas sur une période longue – jusqu’à atteindre des taux négatifs – et d’autre part – cela obligerait une analyse plus approfondie et fine sur la réalité des répercussions des taux d’intérêts sur les crédits distribués par les banques tunisiennes à la clientèle et à étudier le niveau réel des créances douteuses des banques – des données polémiques et difficilement disponibles pour réaliser une bonne évaluation de l’impact réel des taux directeurs sur le système économique tunisien.
Après la période faste 1956-2008, le relâchement des différents agrégats macroéconomiques a accentué la divergence évolutive, sur le plan des indicateurs économiques, entre la Tunisie d’une part et l’Union européenne, d’autre part.
Cette différence inflationniste peut également être appelée différentiel de création monétaire entre les deux zones sur une même période étudiée – autrement dit la masse monétaire tunisienne en dinar tunisien injectée sur le marché par la Banque Centrale Tunisienne a augmenté plus rapidement que la création de richesses produites (PIB) sur son territoire en comparaison de l’augmentation plus modérée de la masse monétaire européenne en euro injectée sur le marché par la Banque Centrale Européenne par rapport à la richesse produite (PIB) sur sa zone sur la même période étudiée -.
Le professeur Milton Friedman, prix Nobel en économie en 1976, a développé, dans ses théories monétaires, la prépondérance de la masse monétaire dans un contexte de faible production de richesses – autrement dit un faible taux de croissance -, pour expliquer une inflation forte dans une zone donnée.
Friedman a préconisé une hausse forte des taux directeurs des banques centrales tout en diminuant la masse monétaire disponible sur le marché pour réduire le taux d’inflation tout en essayant de relancer, via des réformes de structure, le taux de croissance économique.
Dans l’article The Case for Flexible Exchange Rates, Friedman faisait le lien entre les taux de change flottants – c’est-à-dire un taux de change qui varie sur le marché et qui n’est pas fixé par la banque centrale – des devises et les taux d’inflation des pays. Il considérait que les autorités des pays devaient laisser la fixation du change aux marchés, sans interventionnisme pour que le marché puisse arbitrer librement entre les devises suivant leurs politiques inflationnistes et autres critères.
L’ancien directeur de la Banque Centrale américaine – FED – de 1979 à 1987, Paul Volcker, a appliqué la théorie de Milton Friedman à l’économie américaine et a réussi à faire passer le taux d’inflation de 13 % à 3,2 % de 1981 à 1983.
Dans un autre registre, le professeur Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008 pour des travaux sur le commerce international, plus critique sur le libéralisme et la dérégulation que Milton Friedman, a développé la nécessité, en cas de déflation – c’est-à-dire lorsqu’il existe une baisse générale des prix à la consommation dans un pays donné, ce qui n’est évidemment pas le cas de la Tunisie – de relancer la machine à imprimer des billets et les dépenses publiques pour stimuler l’économie.
Pour justifier sa théorie d’utilisation d’une politique accommodante, de non-austérité, et de relance monétaire et inflationniste, il évoque assez régulièrement sur son blog personnel du New York Times l’exemple du Japon et sa légendaire trappe à liquidité – papier en anglais intitulé « Not enough inflation » de Paul Krugman.
La Tunisie n’est pas dans un schéma à la japonaise, assez éloignée des diagnostics et remèdes proposés par Paul Krugman mais plus proche des remèdes inflationnistes de Milton Friedman.
A cela, pour le cas tunisien, il est évident qu’on peut y juxtaposer les éléments de différentiels d’incertitudes économiques, de confiance et d’instabilités entre la zone euro – de même pour la zone dollar us et autres zones de référence – et la zone dinar tunisien pour expliquer le « dérapage » ou le « rattrapage », au choix, de la monnaie tunisienne – la fameuse prime de risque et la défiance entre les zones amplifie le phénomène -.
La différence entre Z et Y est expliquée par le double effet du différentiel en taux d’inflation et les incertitudes entre les zones euro et dinar tunisien.
Cet exemple illustre la notion de parité de pouvoir d’achat, qui mesure et compare le pouvoir d’achat de différentes zones géographiques en fonction des niveaux de prix à la consommation (inflation) sans tenir compte du taux de change.
L’évolution de la parité de pouvoir d’achat indique alors une évolution du coût général et réel de la vie dans un pays donné et est un facteur important d’influence du taux de change.
La « glissade » du dinar tunisien est compréhensible et logique et il est à signaler qu’elle ne s’est matérialisée sur le papier et sur les courbes que lentement au cours du temps – même s’il y a eu une accélération périodique notamment après les périodes de changements d’autorités publiques – elle n’est que le reflet d’un effet rattrapage et d’ajustement d’un cumul inflationniste et d’incertitudes qui datent.
Les problèmes cumulés, sans les réformes douloureuses associées à l’évolution naturelle de l’économie et des sociétés, représentent des facteurs à la fois structurels et conjoncturels.
Durant toute période de la vie d’une nation, le taux d’inflation est toujours un facteur inquiétant et essentiel même si cet indicateur peut être couvert lors des périodes fastes en termes de taux de croissance économique comme la Tunisie l’a connu après l’indépendance de 1956 et jusqu’à l’année 2006 principalement.
« Inflation is a dangerous and sometimes fatal disease. » Milton Friedman
En effet, sur cette période de 50 années, la Tunisie a connu un taux moyen annuel de croissance économique de 5 % – selon les données de la Banque mondiale -, ce qui est assez conséquent et difficilement tenable sur le long terme dans la vie d’une nation. Il est plus aisé de passer d’un pays pauvre, sous-développé, à l’entrée de l’indépendance en 1956, au stade de pays en voie de développement que de franchir le cap bien plus difficile de pays en voie de développement à un pays développé.
Tous les pays pauvres ont connu des taux élevés de croissance – des cycles économiques prospères – à la sortie de la Seconde Guerre mondiale puis un tassement est apparu créant des difficultés et des adaptations nécessaires. Les exemples des pays constituant les Bric – Brésil, Russie, Inde et Chine – illustrent bien cette situation classique.
L’économiste indien Jeevan Kumar Khundrakpam, de la Banque Centrale Indienne – Reserve Bank of India – a publié une note de recherche intitulée « How Persistent is Indian Inflationary Process, Has it Changed ?« , publiée auprès de l’Université de Munich en Allemagne, qui étudie le pilotage de la politique monétaire et inflationniste indienne durant la période 1982-2008 qui a dû passer par une réduction de la masse monétaire et d’un resserrement des taux directeurs pour stabiliser la devise, la roupie indienne, et remettre l’économie nationale sur les bons rails de la croissance.
Passer de la misère à la pauvreté est une étape plus facile à franchir, même si cela exige du travail, que de passer de la pauvreté à la richesse, qui exige un travail plus conséquent et une rigueur à toute épreuve.
Au bout de cette longue période faste 1956 – 2016, la croissance tunisienne a fini naturellement par se tasser mettant en avant et en lumière les problèmes structurels : taux d’inflation élevé, monnaie nationale surévaluée, dette publique en hausse, déficits publics conséquents, balance commerciale en déséquilibre, taux élevé de chômage, appareil productif non performant et à basse valeur ajoutée, marché parallèle et de la délinquance économique omniprésent (+ 50 % du PIB selon le ministère tunisien des finances), confiance générale en baisse...
Les agrégats macroéconomiques sont évidemment tributaires et liés intimement au climat général d’un pays mais ils peuvent expliquer, en bonne partie, les phénomènes économiques et monétaires cumulés observés incluant, entre autres indicateurs, la dépréciation relative du dinar tunisien par rapport aux devises de référence internationale.
Un ensemble de facteurs et d’indicateurs économiques semble à travailler, séparément et globalement, pour réaliser un redressement de la trajectoire du modèle de développement tunisien.
Le passage des affirmations théoriques « y a qu’à faire ça » et des « faut qu’on » à la réalité opérationnelle quotidienne est manifestement, un gouffre difficile à enjamber par les différentes parties impliquées par la chose financière et économique – c’est-à-dire les autorités monétaires, économiques et politiques – sinon les solutions rapides et simplistes auraient probablement déjà été appliquées.
Il ne fait pas de doute que cette mutation nécessaire se fera obligatoirement à travers une période d’épreuves douloureuses, au regard des intérêts contradictoires des agents économiques tunisiens et des ambitions affichées de la Tunisie en termes d’accès au développement.