Un mois environ avant la tentative du coup d’Etat du vendredi 15 Juillet, le président turc Recep Tayyip Erdogan a présidé un meeting au centre d’Istanbul où il y avait une foule évaluée par les médias à un million de personnes. La raison ? Célébrer le 563e anniversaire de la conquête de Constantinople, alors capitale de l’Empire byzantin, par le sultan ottoman Mehmet II.
Fier de l’exploit de ses ancêtres, Erdogan a survolté la foule en affirmant : « La conquête signifie franchir des murs que l’Occident pensait infranchissables. La conquête signifie qu’un jeune sultan de 21 ans a mis à genoux l’Empire byzantin ». Il n’en fallut pas plus pour que la foule entre en transe. Il n’en fallut pas plus pour convaincre les sceptiques que le président turc nourrit l’ambition insensée de rétablir la « grandeur » de l’Empire ottoman.
Le meeting s’est terminé par un show d’avions de combat de l’armée de l’air turque, survolant le ciel de l’ancienne Constantinople, et un feu d’artifice grandiose. L’image qui se dégage de cet événement est celle d’un peuple en communion avec ses dirigeants et auxquels il est uni par un passé glorieux et un présent dont les Turcs sont fiers, puisqu’ en quelques années, ils ont fait de leur pays une démocratie et hissé leur économie au 8e rang européen et 19e rang mondial.
La réalité est bien différente, et cela a été démontré dramatiquement par la tentative du coup d’Etat perpétrée dans la nuit du vendredi 15 juillet. La tentative des militaires de renverser le président et le gouvernement et de prendre les rênes du pouvoir a mis en évidence le profond malaise qui traverse non seulement l’armée, mais le pays tout entier, divisée en deux parts à peu près égales entre les pro-Erdogan et les anti-Erdogan, si l’on en juge par les résultats des dernières élections législatives.
La nature de cette tentative de putsch reste encore mystérieuse. Les anti-Erdogan estiment que c’est le président turc et son parti AKP qui sont derrière la tragédie, le but étant de se créer un prétexte pour purger l’armée et le corps judiciaire des éléments « peu sûrs ». Et de fait, plus de 6000 militaires (généraux, officiers et soldats) sont arrêtés et près de 3000 juges sont soit arrêtés soit démis de leurs fonctions.
Evidemment, Erdogan et son parti ont une tout autre évaluation des événements. Ils accusent ouvertement leur ancien allié, le prédicateur islamiste, Fathallah Gulen. Curieusement, ils accusent aussi les Etats-Unis d’avoir une main dans la tentative de putsch, ce qui leur a valu une réponse cinglante du secrétaire d’Etat John Kerry, qui a réfuté avec force les allégations turques.
De toute évidence, le coup d’Etat avorté est en train d’envenimer les relations de la Turquie avec l’Europe d’une part, et avec les Etats-Unis, d’autre part, vis-à-vis desquels Erdogan ressent une grande amertume.
Visiblement, il n’apprécie pas du tout les réactions froides et timorées et la condamnation tardive et du bout des lèvres du putsch dont ont fait preuve à la fois les Européens et les Américains. La tension est montée d’un cran hier après que le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, a mis en doute « le sérieux » d’Erdogan dans la lutte contre Daech, et après que le président turc a accusé Washington d’avoir trempé dans la tentative avortée du coup d’Etat.
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Mais quoi qu’il en soit et quelles que soient la partie ou les parties qui ont incité les militaires turcs à se soulever, Erdogan assume la responsabilité première des malheurs qui s’abattent sur la Turquie. Non content de multiplier les ennemis de son pays au cours des cinq dernières années, il a tout fait pour frustrer et exaspérer ses anciens amis. La Turquie qui avait « zéro ennemi » en 2002, année où le parti islamiste AKP a accédé au pouvoir, n’a aujourd’hui pratiquement aucun ami.
Pire encore, la politique arrogante et intolérante d’Erdogan a approfondi les divisions et nourri les rancœurs au sein même du corps social turc. Sa propension à considérer comme des traîtres toute personne, groupe ou institution qui se montrent critiques à l’égard de sa politique, l’a amené à faire des purges au sein de l’armée en y plaçant un chef d’état-major qui lui est dévoué ( il était le témoin d’honneur au mariage de la fille d’Erdogan). Il s’en est pris et s’en prend toujours au corps judiciaire (3000 juges ont été soit arrêtés soit démis quelques heures seulement après l’annonce de l’échec du putsch, ce qui laisse penser que la liste qui les concerne existait déjà bien avant).
Il a persécuté et continue de persécuter quiconque est soupçonné de sympathie pour son ancien ami et allié Fathallah Gulen. Il pourchasse les journalistes qui osent critiquer sa politique (certains ont fui le pays et demandé l’asile ailleurs). Il a mis fin sans raison apparente à deux ans de trêve avec le parti de Travailleurs du Kurdistan (PKK), engageant de nouveau le pays dans l’atroce guerre ethnique qui dure depuis un tiers de siècle.
La tentative de putsch a rendu le président turc plus féroce encore. S’adressant aux putschistes quelques heures après leur défaite, il leur dit : « Je vous pourchasserai dans vos maisons et dans les maisons de vos connaissances. » Alors que des scènes de lynchage par la populace de soldats hébétés se poursuivent sous ses yeux, Erdogan a demandé au parlement de répondre favorablement à la demande du « peuple », c’est-à-dire de ses partisans qui ont occupé les rues d’Istanbul et d’Ankara aux cris « Allahou Akbar, nous voulons le rétablissement de la peine de mort ».
Depuis des mois, et surtout depuis que son rêve syrien a été enterré sous les bombes de l’aviation russe, le président turc est entré dans un état d’hystérie contre « les ennemis de l’extérieur » et les « traîtres de l’intérieur ». Depuis des mois, il ne cesse d’alerter dans ses discours télévisés ses partisans sur « les complots » que prépareraient les «ennemis de l’extérieur et les traîtres de l’intérieur » pour le renverser.
Aux yeux de ses partisans, le putsch avorté vient confirmer les alertes et les mises en garde du président. Et pour Erdogan, il servira sans doute de prétexte pour mettre en place des campagnes de répression et une politique revancharde contre « les traîtres de l’intérieur ». Il s’en servira aussi pour régler ses comptes avec tous ceux, Etats-Unis et France en tête, qui aident ses ennemis (Gulen et Kurdes syriens) et qui mettent en doute le sérieux de sa lutte antiterroriste ou la réalité de la démocratie turque.
En sévissant contre « les traîtres de l’intérieur », il ne fait que diviser encore plus le pays et nourrir les haines et les rancœurs entre les deux principales composantes de la Turquie : les islamistes d’un côté et les laïques de l’autre. En utilisant la même arrogance et la même suffisance avec les Etats-Unis et les pays européens, il ne fait que retourner contre lui ses anciens amis et allonger la liste de ses ennemis, déjà suffisamment longue. Dans les deux cas, il ne fait que scier la branche sur laquelle il est assis.