Trente-six ans après le dernier coup d’Etat militaire, la Turquie a vécu une nouvelle expression de ce moment de chaos mêlant et confrontant pouvoir militaire et pouvoir politique.
Malgré la contestation dont fait l’objet la dérive autoritaire du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan et son projet d’islamisation de la société, le putsch ourdi par une partie de l’armée n’a pas reçu le soutien escompté (par les militaires factieux) auprès des acteurs de la vie politique, économique et sociale.
Pis, à la différence des épisodes passés, des milliers de civils sont sortis dans les rues, à l’appel express de Recep Tayyip Erdogan, pour faire barrage aux putschistes. Outre la démonstration de force de la puissance du charisme du « nouveau sultan », l’épisode a montré l’attachement populaire à la légitimité démocratique, jugée supérieure par l’écrasante majorité de l’opinion publique (même parmi les opposants de l’AKP). Preuve de la maturation d’un Contrat social fondé sur le principe démocratique, la société civile a rejeté toute supériorité présumée de la légitimité de l’institution militaire.
Gardienne autoproclamée des valeurs de la République kémaliste, l’institution militaire s’est révélée elle-même divisée au point de ne pas basculer en faveur du renversement du régime. Contrairement aux dernières tentatives de putsch (1960, 1971, 1980), ce nouvel épisode s’est soldé par un échec cinglant pour la fraction de l’armée qui s’est rebellée. Cet échec et les réactions internes qu’elles ont suscitées soulignent combien le pays a changé. En 1997, elle avait contraint à la démission le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, mentor de l’actuel homme fort du pays.
On avait alors parlé de « coup d’Etat postmoderne », même s’il fut suivi d’une dissolution du Refah, le parti islamiste, qui fut d’ailleurs entérinée par la Cour européenne des Droits de l’homme. Les militaires en 2007 lancèrent une mise en garde sur le site de l’état-major pour tenter de bloquer une candidature AKP, le parti islamiste qui avait pris la succession du Refah, à la fonction de président de la République, alors élu par le Parlement. Ce fut un échec. Les électeurs donnèrent dans les urnes une large majorité au parti de M. Erdogan.
L’échec de la dernière tentative de coup d’Etat finit d’affaiblir l’institution militaire dans la Turquie post-kémaliste. L’« ennemi intérieur » prend une forme plus diffuse. Ancien allié privilégié de Recep Tayyip Erdogan, le prédicateur Fethullah Gülen, leader d’une puissante confrérie islamiste, est devenu son principal ennemi politique, ce malgré son exil aux Etats-Unis depuis 1999. Le premier accuse le second d’être à la tête d’un « Etat parallèle » qui cherche à déstabiliser le pays pour mieux précipiter la chute du régime. L’emprise de la confrérie sur nombre de mosquées, d’écoles et même au sein des services publics est réelle. La preuve d’un complot fomenté – avec l’aide des Etats-Unis ? – par Fethullah Gülen reste néanmoins à démontrer …
Si le pouvoir d’Erdogan semble a priori renforcé, la séquence actuelle reflète une réalité plus contrastée. La démocratie turque est plus fragile que jamais, notamment dans son versant juridique et libéral : la concentration du pouvoir dans les mains du pouvoir islamo-conservateur de l’AKP et de son « nouveau sultan » est-elle compatible avec le respect de l’Etat de droit ?
Le coup d’Etat militaire avorté en Turquie a révélé le degré de tension qui traverse le pays comme l’appareil d’Etat. L’épisode a coûté la vie à plus de 300 personnes et a suscité une vague d’arrestations importante dans l’armée, la police, la magistrature et la société civile. La purge drastique qui vient d’être lancée est le signe d’une logique de répression implacable. Le président Recep Tayyip Erdogan sort politiquement renforcé de cette épreuve de force. Le spectre d’une « hyperprésidence » se précise dans un contexte d’instabilité et d’incertitude accru. Un discours martial – sur fond de recrudescence du conflit avec la rébellion kurde et des attentats de l’Etat Islamique – tend à renforcer la dérive présidentialo-autoritaire et nationaliste d’un pouvoir devenu une menace pour l’exercice de certaines libertés, y compris la liberté de la presse.
Les capitales mondiales, en général, et occidentales, en particulier, ont soutenu les institutions démocratiquement élues contre la tentative de putsch. La stabilisation du pilier du flanc sud-est de l’OTAN constitue un enjeu stratégique majeur dans une région frappée par la guerre syrienne, le djihadisme islamiste et la crise des réfugiés. Il n’empêche, les critiques et les prises de distance avec les dérives autoritaires et la vague de répression massive lancée par Erdogan s’expriment officiellement et se font plus précises de Washington à Berlin en passant par Paris. Une prise de distance qui révèle le déficit de confiance à l’égard de l’allié turc …
Dès lors, il revient au président Erdogan de ne pas transformer sa victoire politique sur le front intérieur en défaite diplomatique sur le front international. Sinon, c’est le spectre de l’isolement qui risque de se matérialiser au grand jour…