Alors que la seconde République tunisienne cherche encore son point d’équilibre politique et institutionnel, les esprits nostalgiques n’auront pas manqué de célébrer la naissance de la première République : dans la foulée de l’indépendance nationale, le 25 juillet 1957, l’Assemblée Constituante tunisienne annonça l’abolition de la monarchie et proclama la République.
La vie et la mort de ce régime qui interrogent les circonstances de l’avènement du nouveau régime ont encore du sens au regard ces circonstances présentes.
Les mobilisations anticoloniales et le Mouvement nationaliste tunisien naissent au début du XXe siècle. Le parti du « Destour » (« Constitution »), qui voit le jour en 1920, revendique l’indépendance. Habib Bourguiba tente de l’orienter vers une voie libérale et laïque, avant de créer en 1934 son propre mouvement qui se veut plus moderne : le Néo-Destour. Des négociations menées avec le gouvernement du Front populaire en 1936-1937 n’ont pas abouti.
Au début des années 50, la rupture est consommée entre la France et Bourguiba. Ce dernier est emprisonné alors que la tension monte : manifestations, attaques de « fellagas ». Il faut attendre le discours de Carthage prononcé par Mendès-France, alors Président du Conseil, pour que la France reconnaisse le 31 juillet 1954 l’autonomie interne de la Tunisie.
Le 20 mars 1956, c’est la reconnaissance de l’indépendance totale de la Tunisie. Le Bey est déposé et la République proclamée en juillet 1957. L’élaboration et l’adoption de la Constitution (ratifiée le 1er juin 1959) posent les fondements du nouvel État. Si cette Loi fondamentale consacre l’islam comme religion de l’État, le président Habib Bourguiba, élu en novembre 1959, impose d’emblée une vision moderne de la société.
Inspiré par le modèle républicain français et par l’État laïc d’Atatürk, le « Combattant suprême » de l’indépendance entreprend d’audacieuses réformes dans une société encore imprégnée des valeurs conservatrices. Outre une politique volontariste de scolarisation (avec des résultats remarquables en matière de lutte contre l’analphabétisme), l’adoption du code du « statut personnel » en 1956 améliore profondément la condition de la femme, statut toujours sans équivalent dans le monde arabe (avec l’interdiction de la polygamie et de la répudiation, puis une dynamique favorable à l’égalité juridique au gré de révisions successives).
Cette politique de modernisation sociétale/sociale de la société tunisienne va dans le sens de l’éducation et de la transition démographique. Parallèlement, Bourguiba se distingue par une politique extérieure ouverte et modérée, à une époque où le monde arabe baigne dans la radicalité des idéologies panarabes.
Toutefois, le pouvoir est concentré entre les mains d’un président se rêvant « despote éclairé ». Un État fort, centralisé et organisé autour d’un parti unique (le Néo-Destour, devenu par la suite le Parti socialiste destourien ou PSD), laisse peu de liberté à la société. Sur le plan économique, le dirigisme étatique ne parvient pas à sortir le pays du sous-développement.
Bourguiba met fin à l’expérience collectiviste menée par le puissant ministre Ben Salah et réoriente le pays vers les principes de l’économie de marché dès le début des années 70. Non seulement la libéralisation politique du régime ne survient pas, mais le « despotisme éclairé » de Bourguiba vire à l’autoritarisme, au régime de parti unique (le Néo-Destour) et au culte de la personnalité d’un président désigné « à vie » (1975).
Le régime sombre dans un autoritarisme appuyé sur un appareil policier, dérive qui s’accentue face aux actes de déstabilisation fomentés par le « Guide libyen » (après le rejet en 1973 du projet d’unification des deux pays au sein de la République arabe islamique), et aux troubles intérieurs d’ordre politique (montée en puissance des islamistes au début des années 80) et sociaux (émeutes sociales en 1978 puis à Tunis en 1984 et attaque de Gafsa en 1980).
Après trente ans de pouvoir et une fin de « règne » marquée par l’affaiblissement de l’État et la montée de l’islamisme, le Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali finit par déposer Bourguiba le 7 novembre 1987, par une sorte de « coup d’État médical ».
Cette « Révolution du jasmin » est suivie d’élections présidentielles et législatives pluralistes en avril 1989, et de plusieurs autres signes d’ouverture politique. Sur le plan économique, la croissance est forte au cours des années 90 et les chancelleries occidentales saluent le « miracle (économique) tunisien ».
La reconversion de l’économie nationale s’accélère sous l’égide du FMI, par une politique de privatisation et de libéralisation du commerce extérieur (adhésion au GATT, puis à l’OMC ; accord de libre-échange avec l’UE) et par l’investissement privé national et étranger. L’émergence d’une classe moyenne renforce la fiction d’un décollage économique. Derrière cette vitrine, le régime verse dans l’obsession sécuritaire.
Le retour du régime de parti unique (le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) succède à l’historique Parti socialiste néo-destourien) se double de la captation du pouvoir politique et économique par les clans familiaux du couple présidentiel. La corruption et la prédation auxquelles s’adonne l’entourage du président Ben Ali et de sa femme Leila Trabelsi vont consommer la rupture de la société avec le régime.
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, jeune diplômé contraint à la condition de marchand ambulant, s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid. Cette mort tragique déclenche un soulèvement populaire à l’origine d’une révolution qui s’est propagée dans le pays, par-delà les générations, les classes et les territoires. Une vague populaire dont la puissance a conduit le président Zine El Abidine Ben Ali à fuir en Arabie Saoudite, au soir du 14 janvier 2011.
Depuis la chute de ce régime inique, la Tunisie est entrée dans un processus de transition démocratique qui a accouché d’une nouvelle Constitution, fondement de la seconde République. En pratique, le système de parti unique a laissé place au pluralisme politique et à l’organisation d’élections libres.
Pourtant, ce progrès ne saurait masquer les atermoiements de nombre des responsables politiques désormais à la tête du pays, incapables de se placer à la hauteur des promesses de la Révolution. La République (du mot latin res publica, « chose publique ») n’est pas qu’une forme de régime politique, c’est aussi (et surtout) la croyance dans un ensemble de valeurs : la primauté de l’intérêt général (sur tout intérêt privé ou particulier), la vertu et l’exemplarité des représentants de la nation, ainsi que le principe d’égalité des citoyens.
Près de soixante ans après l’avènement de la République en Tunisie, ce triptyque axiologique demeure à l’état programmatique pour les principaux intéressés…