Une chose est sûre, le gouvernement Essid fait mine de travailler, mais le coeur n’y est plus : il vit ses derniers moments et se prépare à déposer les armes. Si le chef du gouvernement voulait se saborder et se faire éjecter sans aucune forme de procès, il n’agirait pas autrement.
Son attitude suicidaire ne lui laisse aucune chance de survie politique. Et plutôt que de subir l’inconfort d’une situation des plus humiliantes et de se voir infliger le rejet sans ménagement des « Représentants du peuple », il serait mieux inspiré – tant qu’il le peut encore -d’éviter le vote de confiance de l’ARP, qui l’a déjà irrémédiablement condamné.
Le réalisme voudrait, s’il veut quitter la scène avec panache, qu’il annonce lui-même son départ à l’issue du débat, dès que les signataires de l’Accord de Carthage désigneront son successeur. L’honneur sera sauf. L’Histoire sera seule juge de son bilan et de son attitude qui doit être exemplaire. Il aura préservé l’essentiel, de n’avoir pas insulté l’avenir.
L’idée d ’un gouvernement d’union nationale n’a pas que des détracteurs, elle a aussi d’indéniables défenseurs lassés, exaspérés même, de voir s’enfoncer le pays dans une grave et profonde crise morale, politique, économique et sociale, dont on ne voit pas l’issue.
La cause de Habib Essid étant entendue. Reste à lui trouver un successeur capable de rétablir la confiance, la paix sociale, l’autorité de l’Etat et l’ordre républicain, de restaurer les finances publiques, de redresser l’économie et d’éradiquer le terrorisme et le commerce informel dont il se nourrit. On comprend qu’il faille patienter quelque peu, avant que la coalition élargie et fort disparate n’y parvienne.
En attendant, le prochain gouvernement s’est vu assigner ses principaux objectifs par l’ensemble des signataires, qui veulent se donner ainsi bonne conscience. Ils lui ont prescrit un plan d’action, une sorte de programme commun, une feuille de route. La démarche peut surprendre. Pour autant, elle ne manque pas de cohérence. Le nouveau conclave, d’essence consensuelle, ne saurait mieux exprimer et signifier son soutien au prochain gouvernement. Quiconque d’ailleurs se prépare à exercer le pouvoir doit s’inscrire dans ce programme, où le poids des défis n’a d’égal que le choc de l’urgence.
L’ennui est qu’à force de vouloir regarder loin, très loin, on finit par perdre le sens des réalités, au risque d’occulter l’essentiel : la dictature de l’immédiat. Le prochain gouvernement, aussi crédible et volontariste soit-il, ne pourra s’engager et se projeter sur le long terme, rattrapé qu’il sera par les difficultés du moment. Il faut une réelle pédagogie de crise et d’enjeu pour concilier action immédiate et vision lointaine, c’est-à-dire promesse réelle de lendemains meilleurs, en échange de rigueur et de sacrifices. Tout l’art de gouverner serait de sortir du piège du tout et tout de suite à force de promesses non tenues et de dislocation du sens des responsabilités et du devoir.
Le prochain gouvernement, quel qu’il soit, n’a rien d’autre à promettre, au regard de l’étendue de la crise et des dégâts économiques et financiers, que de la sueur et des larmes, dans l’espoir de relancer l’investissement et de redresser l’économie. Il ne pourra s’empêcher de le faire, s’il veut se donner le minimum de chances de réussite.
Le constat est en effet terrifiant et le prive de la moindre marge de manoeuvre : l’économie est aux creux de la vague, sans réelle perspective de reprise. Et pour cause, les caisses de l’Etat sont vides et le pays est quasiment en situation de faillite financière. Sans de nouveaux appels d’air, sans d’inévitables apports en devises, même à des coûts excessifs, il s’expose au défaut de paiement.
Il lui faudra alors se livrer à d’incroyables et intolérables contorsions financières, pour verser les salaires de ses fonctionnaires pléthoriques. Rien ne pourra être entrepris par l’Etat, s’il ne parvient pas à réduire sa voilure et à s’imposer un régime minceur, spartiate. La charge des salaires le condamne à l’immobilisme et à la banqueroute. Elle engloutit la moitié de son budget et s’élève à près de 14% du PIB, pour une si maigre contribution à la création de richesses. Du jamais vu. De quoi susciter réprobation et hostilité des agences de notation et des bailleurs de fonds internationaux.
Le prochain gouvernement a le dos au mur et sait à quoi s’en tenir : mettre de l’ordre dans ses propres comptes et tailler dans le vif dans ses sureffectifs contre-productifs. Il a d’énormes besoins de financement et désormais, moins de possibilité de recourir aux emprunts extérieurs. Il doit se résoudre – acte courageux s’il en est – d’aller chercher l’argent ici même, là où il est dissimulé : chez les fraudeurs patentés du fisc et les barons grands et petits de l’économie souterraine et de la contrebande. Il fera ainsi coup double : améliorer ses rentrées, tout en desserrant la pression fiscale devenue confiscatoire chez les entreprises et les personnes victimes de leur vertu civique. Une détente des taux provoquera un choc de compétitivité et d’investissement salutaire.
Facile à dire, difficile à faire, tant sont fortes les résistances et la puissance occulte de l’argent sale. Sauf que le succès ou l’échec du prochain gouvernement dépendra de sa capacité à reconquérir et à pacifier les zones de non-droit. Avis aux prétendants. S’ils ne se sentent pas investis de cette mission à haut risque, s’ils ne sont pas habités par cette volonté de restaurer l’autorité de l’Etat de droit, mieux vaut pour eux et plus encore pour nous-mêmes qu’ils s’abstiennent. Le pays est si abîmé, que l’idée même d’un éventuel échec peut provoquer d’énormes fractures.