Les tiraillements, les magouilles, les coups bas, et autres croc-en-jambe qui ont marqué les 18 mois du gouvernement Habib Essid démontrent, pour ceux qui en doutent encore, que la démocratie tunisienne est encore immature.
Le problème de la Tunisie est qu’elle a choisi le mauvais moment pour sa conversion démocratique. La démocratie ne se construit pas avec une économie au bord de l’effondrement et une classe dirigeante d’une indigence politique et intellectuelle déconcertante. Elle ne se construit pas avec un président de 90 ans qui, pour nombre de Tunisiens, est plus soucieux de l’avenir de son fils que du sort du pays. Elle ne se construit pas avec un parti islamiste influent et son chef tout-puissant et dont on ne sait toujours pas si leur loyauté va à la Tunisie ou à la confrérie internationale. Elle ne se construit pas avec des gens qui, tout en se lamentant à longueur de journée que l’Etat n’a plus ni autorité ni prestige, contribuent eux-mêmes consciemment ou non à l’affaiblissement, à l’humiliation de l’Etat tunisien et de ses symboles ; elle ne se construit pas avec une machine de production en panne et une frénésie revendicative irrationnelle…
C’est dans un contexte stressant que s’est déroulé le premier test grandeur nature de l’exercice de la démocratie parlementaire made in Tunisia. Le Chef du gouvernement ne s’est pas plié aux injonctions de ceux qui voulaient le traîner dans la boue s’il ne démissionnait pas et est allé devant le parlement, conformément à l’article 98 de la Constitution. Et là, on était servi au-delà de nos espérances.
Commençons par le Chef du gouvernement et précisons tout de suite que M. Habib Essid est plutôt le chef d’un drôle de gouvernement, car dépourvu des caractéristiques élémentaires de solidarité, de cohésion et d’efficacité indispensables à toute action gouvernementale normale. C’est un exploit extraordinaire que M. Habib Essid ait pu tenir dix-huit mois avec une équipe divisée, indisciplinée, sans objectifs clairs et sans stratégie commune. On ne compte plus les déclarations fracassantes des ministres irrespectueux du principe fondamental de la solidarité gouvernementale. Mais la déclaration du ministre du Commerce mérite d’être citée : « Si le gouvernement a échoué, cela ne veut pas dire que ses membres ont échoué ». Elle mérite d’être citée, car elle trouvera sans doute sa place dans le bêtisier politique international.
La journée du samedi 30 juillet est mémorable dans le sens où elle a mis à nu l’amateurisme de la classe politique, son immaturité et son incompétence à prendre en charge les affaires du pays à un moment crucial de son histoire.
Dans son discours du matin, on était agréablement surpris par le ton combatif et offensif du Chef du gouvernement qui refusait d’assumer à lui seul toute la responsabilité. Il n’avait pas ménagé ses critiques aux députés, responsables selon lui du retard pris par de nombreux projets de loi. Jamais on ne l’a vu aussi sûr de lui, défendant avec véhémence son bilan, même s’il a reconnu quelques échecs. A tel point que certains commentateurs, jouant sur les mots, ont fait remarquer qu’ « Essid a bouffé du lion »…
Dans son discours du soir, c’est un autre homme qui parlait. Le ton offensif a cédé la place à un ton excessivement conciliant ; les critiques formulées huit heures plus tôt aux députés ont cédé la place à des caresses dans le sens du poil et même à une étonnante flagornerie : « Vous êtes mes patrons », a-t-il martelé à l’adresse des parlementaires ; même les membres de son gouvernement qui lui ont mis les bâtons dans les roues ont eu droit à quelques paroles caressantes et mielleuses.
Pourquoi en l’espace de quelques heures le lion est-il devenu un si doux agneau ? A-t-il entre-temps reçu des menaces ? Lui a-t-on fait des promesses ? Ou alors sa conscience l’a-t-elle tourmenté d’avoir été si « dur » le matin, et c’est pour l’apaiser qu’il a décidé le soir de distribuer généreusement à tout le monde caresses dans le sens du poil, amabilités et paroles doucereuses ? Les spéculations vont bon train.
Mais ce sont les parlementaires surtout qui incarnent cette démocratie bien particulière, la démocratie made in Tunisia. Pendant huit heures, on a eu droit à un véritable carnaval oratoire où des dizaines de députés se relayaient et où, invariablement, chacun d’eux commence par couvrir d’éloges le Chef du gouvernement avant de se déchaîner et le soumettre à une pluie de critiques acerbes. Cette étrange approche du travail parlementaire a connu son apogée quand, à la fin de son discours du soir, Habib Essid a eu droit à une ‘’standing ovation’’, avant de se voir retirer la confiance du parlement par 118 députés, trois seulement ayant renouvelé leur confiance…
D’aucuns attendent avec impatience la formation du gouvernement d’union nationale dans l’espoir de sortir enfin de l’impasse dans laquelle nous sommes depuis plus de cinq ans. Les chances sont minimes pour une raison bien simple : les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est peu probable que le prochain gouvernement ait plus de chances que celui qui vient d’être remercié. En d’autres termes, nous ne sortirons pas de l’impasse tant que, en guise de parlement, nous avons une mosaïque de représentants de partis déguisés en représentants du peuple ; nous ne sortirons pas de l’impasse tant que chaque parti représenté continue de confondre ses intérêts partisans et les intérêts nationaux et dépense le clair de son temps et de son énergie à tirer la couverture à lui. En un mot, nous ne sortirons pas de l’impasse tant que notre système politique est infecté par le virus de l’instabilité gouvernementale. L’agent infectieux ? C’est bien sûr le système de scrutin proportionnel imposé au pays par des politiciens qualifiés à juste titre d’« irresponsables » par le professeur de droit constitutionnel, Amine Mahfoudh