On ne déroge pas à la règle ; celle du changement dans la continuité. Principe de précaution ou survivance d’un conservatisme atavique. C’est toujours le même rituel. Et c’est encore un membre du gouvernement congédié qui remplace son ancien chef du gouvernement.
Ali Laarayedh, alors en charge du ministère de l’Intérieur et numéro 2 de la Troïka 1, succédait à Hamadi Jebali en catastrophe et dans une atmosphère assez trouble. Mehdi Jomaa, qui servit sous ses ordres, fraîchement installé aux commandes de l’Industrie, prit le relais après que le premier a été éjecté par le quartet dans les conditions que l’on sait.
Youssef Chahed, le benjamin du gouvernement Essid, ministre des Affaires locales, a hérité à son tour du fauteuil de chef du gouvernement sévèrement sanctionné par ceux-là mêmes qui l’avaient encensé, adoubé et soutenu dix-huit mois durant, contre vents et marées. Ainsi va la Tunisie. On ne reviendra pas sur les causes, largement reprises en chœur, à l’origine de la destitution du gouvernement Essid.
Elles valent à elles seules tout un programme. Le Pacte de Carthage s’en fait l’écho. Il en dresse même l’inventaire. A partir de quoi, il établit et désigne les priorités et le programme d’action du prochain gouvernement, sans en préciser les modalités, les moyens, les mécanismes et surtout les délais. Youssef Chahed y souscrit pleinement. Il s’est fait fort de le rappeler dès sa désignation par le Président de la République avec une assurance et une maîtrise qui laissent peu de doutes sur sa volonté de s’inscrire dans cette démarche.
Intensifier le combat contre le terrorisme, déclarer la guerre à la corruption qui gangrène l’économie et la société, déclarer illégaux le chômage, la pauvreté, le déséquilibre régional, relancer et redresser l’économie, rétablir les grands équilibres physiques, financiers et environnementaux,… Tâche titanesque s’il en est.
Le nouveau chef du gouvernement n’aura pas assez de son temps, de sa jeunesse, de son dynamisme et même d’un gouvernement hyper motivé pour venir à bout et vaincre ces fléaux, qui nous ont relégués au rang des nations en déperdition.
L’ennui est qu’il ne s’agit là que de l’affirmation, de manière incantatoire, de principes généraux sans véritables repères pour l’action et largement ressassés par les gouvernements précédents, incapables de faire bouger les lignes et faire avancer les choses.
Comment s’en démarquer, prouver que son gouvernement peut et doit réussir là où les autres ont échoué pour convaincre, fédérer, rassembler et mobiliser? Il doit rallier à sa cause les indécis, les déçus de la politique et les acteurs économiques qui désertent la sphère productive par peur ou pour avoir perdu l’envie et le goût d’investir et d’entreprendre.
L’ennui aussi est qu’il doit se garder de faire des promesses qu’il ne peut tenir au risque de se discréditer, sans qu’il puisse réellement s’y soustraire totalement, en raison de l’excitation de la demande sociale portée à incandescence. Celle-ci n’a jamais été aussi forte et aussi pressante. Quelle que soit la nature de ses promesses, le prochain gouvernement sera confronté à l’inconfort d’un dur principe de réalité. Sur le terrain, la tâche sera autrement plus ardue. Si cela pouvait se faire rapidement, cela se saurait.
Le désordre, le chaos même, l’indiscipline, l’incivisme, la désobéissance civile, l’état de révolte permanente se sont tellement répandus dans le pays qu’on voit mal comment remettre rapidement les choses à l’endroit, les gens au travail, comment obtenir des uns et des autres les sacrifices nécessaires pour nous sortir de l’ornière. Le gouvernement Chahed – qui sera à n’en pas douter intronisé par l’ARP par simple effet d’arithmétique politique – n’a pas, à l’évidence, que des alliés et des formations politiques soucieux de lui venir en aide et favorablement disposés à son égard au nom de l’intérêt général.
Certains soutiens pourraient lui manquer ou lui faire défaut. Ses opposants sont déjà nombreux hors de l’enceinte parlementaire et ils ne s’en cachent pas. Le gouvernement Chahed, quelle que soit sa composition, ne fera pas l’unanimité. C’est dans l’ordre d’une démocratie abîmée par de multiples interférences qui sèment le trouble et le désarroi.
Il aurait de surcroît tort de prendre pour argent comptant la promesse, les assurances des uns et la neutralité bienveillante des autres. Il s’expose déjà, avant même l’annonce du gouvernement, à un indécent tir de barrage d’adversaires politiques qui font feu de tout bois.
Calculs politiques ou échéances électorales obligent… Le gouvernement Chahed sera incontestablement sous pression. Il doit sans doute, plus que les gouvernements précédents, faire la preuve de sa compétence, de sa capacité d’écoute, d’agir, de redonner espoir et d’améliorer au plus vite le quotidien d’une population au bord de la déprime, de la dépression, de l’exaspération et de la révolte. Il doit, au fil des jours, afficher et raffiner son indépendance et son aptitude de s’élever au-dessus des contingences politiques et partisanes.
Il n’a d’autre choix, sauf à s’exposer à un rejet, que d’être le gouvernement de tous les Tunisiens, de toutes les régions et de toutes les générations. A charge pour son chef de démentir les insinuations et les préjugés en endossant l’habit d’un véritable chef de gouvernement. On voudrait le voir sur le pont, à la manœuvre par gros temps, résolu dans ses choix, fixé sur son cap pour mener le pays, ballotté par les vagues, à bon port.
Gouverner, dit-on, c’est prévoir, anticiper et oser. C’est aussi, par ces temps difficiles, rétablir la confiance en restaurant l’autorité de l’Etat et la force de la loi républicaine. C’est enfin et surtout doser, à travers un subtil équilibre entre les forces et affinités politiques mais aussi les sensibilités régionales. L’histoire est là. Et elle est pleine de signification. Se soustraire à ses enseignements nous exposerait à de graves déconvenues.
Le prochain gouvernement n’a plus de marge de manœuvre. L’échec n’est plus permis, il emporterait tout sur son passage. On ne voudrait pas en arriver là, dès lors que le gouvernement Chahed représente notre ultime espoir.