La paix des esprits ne se fait pas au prix de l’amnésie. A cause des dérives d’une classe politique médiocre et brouillonne, à la manœuvre après le 14 janvier 2011, les Tunisiens continuent d’entretenir un rapport complexe à l’histoire. Deux personnages, adossés à leurs factions réciproques, ont fait déraper le cours des événements bien plus que d’autres et ont marqué de leurs stigmates les péripéties post-révolution : Béji Caïd Essebsi et Rached Khriji. Rien n’a été entrepris pour oxygéner le pays et faire évacuer tous les miasmes putréfiés de trois décennies passées.
C’était pourtant une Révolution authentique, elle s’était déclenchée après des années de lutte contre un régime intégralement corrompu, mais le processus a été ébranlé dès le départ par les manœuvres de la vieille garde aidée par la stupidité de certains apprentis politiciens qui sont restés arc-boutés sur leurs vieilles utopies estudiantines. Cela avait commencé avec l’entrée en scène des «islamistes modérés» débarqués d’un vol en provenance de Londres. Le Premier ministre Mohammed Ghannouchi, alors qu’il assurait l’intérim de la présidence avant qu’elle ne soit confiée à Fouad Mebazza, autorisait la branche tunisienne des Frères musulmans à fouler le sol tunisien. Le souffleur qui lui avait recommandé cette décision est un vieil apparatchik, il confirmera son exploit le 26 décembre 2013 sur les ondes de Jawhara FM, précipitant ainsi par son susurrement chuintant cette décision, alors qu’il fallait d’abord stabiliser le pays et ne pas embrouiller davantage le paysage politique!
Ensuite, réapparut sur scène un cacique du clan de Wassila Ben Ammar, bardé de ses faits d’armes au service du sérail. Le président tunisien par intérim procéda, sans consultation aucune, à la nomination empressée de son compère de la même coterie d’autrefois en tant que premier ministre. Bref, rien que des anciens de l’ancienne! Puis, après quelques mois vint la Troïka de triste réputation, aiguillée par son mentor, avec son cortège de larcins, de dilapidations, d’assassinats, de gabegie en tous genres, sans oublier les révérences obséquieuses aux protecteurs du Far West, promoteurs attitrés de «l’islamisme modéré». Les éléments constitutifs du trio infernal n’ont été extraits des palais de la République qu’au prix d’une mobilisation résolue de la société civile.
Toutefois, la rencontre parisienne du mois d’août 2013 marqua un tournant fatal pour le pays. Les deux parrains s’arrangeaient pour prendre en main les rênes de l’Etat et du territoire. A peine remis, revoici les Tunisiens plongés brutalement dans une restauration en bonne et due forme, sur les vestiges de l’ancien régime, sans son tuteur et sa smala, avec en prime ceux qui viennent tout juste d’être délogés. Et Maréchal nous revoilà! Le sauveur de la Tunisie est arrivé! Commençaient alors les manœuvres biaisées et le mimétisme cajoleur, pour occuper ce qui reste quand on a tout enlevé! C’est à dire le vide. Et quand le vide occupe le vide, il n’y a que les physiciens ou les astrophysiciens qui pourraient nous dire ce qu’il faut faire, et encore!
Maintenant. Nous assistons abasourdis et dépités au défilé ininterrompu des consultés, des postulants, des solliciteurs, des sondés, des scrutés, des auscultés, des floués… Mais, par contre, nous ne savons rien des conciliabules effectués en catimini à Carthage, à la tombée de la nuit, à la fin d’une dure journée de causeries et d’affabilités exécutées fidèlement par le pressenti jeune homme de bonne famille et par-dessus tout bien vu chez qui vous savez aux Berges du Lac. Les Tunisiens retiennent leur souffle en attendant l’arrivée des figures transcendantes pour les sauver. C’est Godot, nouvelle version revue et corrigé par nos deux metteurs en scène incomparables-inséparables ! Les Tunisiens aiment bien le spectacle, ils seront servis.