Les Tunisiens ont fait un si mauvais usage de la démocratie que beaucoup d’entre eux regrettent aujourd’hui le bon vieux temps de la dictature. C’est-à-dire le bon vieux temps où l’économie tunisienne était solide malgré la voracité de la « famille »; où le terrorisme était un fléau qui sévissait sous d’autres cieux; où les partis à connotation religieuse étaient systématiquement et impitoyablement pourchassés; où personne n’osait entraver la production dans quelque secteur que ce soit, ni couper une route dans quelque région où elle se trouve.
Il est vrai que ces avantages que regrettent aujourd’hui amèrement les Tunisiens étaient assurés par un Etat fort qui maîtrisait tous les rouages de contrôle de la population. Pour la pérennité de l’Etat et la stabilité politique et sociale, cette force aurait pu être utilisée dans la promotion d’une politique reposant sur deux piliers fondamentaux : la justice sociale et la stricte application de la loi. Mais l’arrogance, la cupidité et la voracité de la classe dirigeante en ont décidé autrement et la Tunisie s’est subitement trouvée dans une zone de forte turbulence de laquelle elle a toutes les peines du monde à sortir.
Si, près de six ans après la chute du régime du 7 Novembre, on n’est pas sorti de la zone de turbulence, c’est parce que la Tunisie ressemble à cet avion qui tient difficilement en équilibre et où le problème principal de l’équipage n’est pas comment éloigner l’aéronef des trous d’air, mais qui tient les commandes !…
Si, près de six ans après la chute du régime de Ben Ali, on patauge toujours dans le marasme économique, c’est parce que nous sommes frappés de la grave incapacité de mettre en place un Etat fort, en mesure d’appliquer la loi et de protéger la machine productive du pays contre la voyoucratie qui la prend en otage.
La démocratie est une bonne chose, mais à condition de respecter les règles relatives à son édification. Elle ne se décrète pas à coups de révolutions et ne se construit pas par la simple rédaction de textes constitutionnels. La démocratie nécessite d’une part un Etat fort capable d’appliquer la loi dans toute sa rigueur et d’autre part, un peuple mûr conscient de ses droits, mais aussi et surtout de ses devoirs. Et là, on est loin, très loin du compte.
Depuis l’invention du concept démocratique, on ne peut pas citer une seule démocratie au monde qui ait permis pendant cinq ans que le secteur le plus stratégique de son économie soit paralysé par une poignée de demandeurs d’emploi, sauf la démocratie tunisienne. On ne peut pas citer une seule démocratie au monde qui regarde sans broncher les partis religieux se déchaîner furieusement et impunément, sauf la démocratie de chez nous.
Le cas du Hezb Attahrir est ahurissant. Ce parti religieux ne reconnaît ni la démocratie qui lui permet d’exister ni même le pays qu’il veut réislamiser. Mais il menace quand même de couper les têtes et les mains de ceux qui s’opposent à son délire. Voici un échantillon de ce délire tiré d’un communiqué que ce parti a rendu public il y a quelques jours : « Que le gouvernement, ses criminels et ses maîtres anglais sachent que leur heure approche et que les musulmans n’oublieront pas leurs crimes (…) Qu’il y aura des têtes et des mains coupées (…) A cette heure là, ni les Européens, ni les Américains ni l’Otan ne peuvent servir. »
Dans toute démocratie qui se respecte, un tel parti n’aurait pas droit à l’existence. Chez nous, non seulement il a pignon sur rue, mais menace de trancher des têtes et de couper des mains. Et l’Etat dans tout ça? Il regarde ailleurs. Et la justice? Elle invalide la décision de suspension des activités de ce parti pour … « vice de forme ».
Notre malheur est que, en tant que nouveaux convertis, nous voulons être plus démocratiques que les vraies démocraties. Nous sommes tellement démocratiques qu’on permet à quelques centaines d’énergumènes de prendre en otages des secteurs clés de l’économie. Nous sommes si attachés à la démocratie qu’on permet à un parti religieux dirigé par des coupeurs de têtes potentiels d’humilier l’Etat en toute impunité.
En fait, le peuple tunisien veut bien vivre en démocratie, mais pas dans sa version tunisienne. Le nouveau gouvernement, s’il veut éviter le sort des six qui l’ont précédé, doit être conscient de cette réalité. Il doit faire preuve de force et de détermination et commencer immédiatement par sévir contre ceux qui bloquent la machine productive et ceux qui se comportent en daéchiens en menaçant de couper les têtes et de trancher les mains.