La seule conquête obtenue depuis 2011 est la libre expression. Cependant, des tentatives biaisées pour rétrécir le périmètre des libertés n’ont pas cessé tout au long de ces dernières années. Si ces velléités d’endiguement se poursuivent, nous risquons de nous retrouver au point de départ, avec une marge de manœuvre bien réduite.
Plusieurs signes indéniables démontrent que la liberté de la presse serait en sursis, si les journalistes eux-mêmes et la société civile ne faisaient pas davantage preuve de vigilance et ne prévenaient pas toute tentative d’atteinte aux libertés. Car au-delà des techniques de gouvernance, ce sont les libertés fondamentales, dont la liberté d’expression, qui représentent la clé de voûte de toute démocratie authentique en voie d’édification.
Tout progrès ne peut s’engager que dans un cadre propice au développement des libertés fondamentales, dont la liberté des médias soutenue par une société civile en éveil. Ces immunisants permettent de garantir un certain degré de discernement pour filtrer un flot d’informations contradictoires et souvent manipulateur qui brouille toute vision claire des faits et des événements. La garantie des libertés fondamentales est donc un élément essentiel sans lequel la démocratie n’est qu’une coque vide.
Mais, ce qui représente une menace supplémentaire ne concerne pas les cas courants signalés par le syndicat général de l’information, relevant de l’U.G.T.T ou par la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) ou par le SNJT ou par la Fédération tunisienne des Directeurs de journaux (FTDJ). Il s’agit plutôt de ces tentatives insidieuses, de ces menées qui se trament dans l’ombre et qui prennent différentes formes.
Le cas de journaux et radios qui font partie des biens confisqués représente un exemple édifiant. Ces entreprises sont gérées, depuis bientôt 6 ans, par des administrateurs judiciaires. C’est le provisoire qui dure ! Leur personnel, dont les journalistes, vivent une situation problématique. Plusieurs journalistes considèrent que les tergiversations des gouvernements successifs pour régler définitivement ce dossier dans des conditions convenables seraient délibérées.
Chaque gouvernement qui s’installe, ou bien ne dispose pas du temps suffisant pour clôturer l’opération de vente, ou le sujet ne figure pas parmi ses priorités, ou alors il manigance afin de laisser décliner encore plus la situation financière du média pour le vendre à perte à « un investisseur » proche de l’un des partis politiques au pouvoir afin de contrôler ensuite sa ligne éditoriale au service de cette faction. L’aspect économique et social du média en question est essentiel, mais l’aspect politique est fondamental. Pour cela, il est indispensable de tenir compte des spécificités de chaque média, de ne pas interférer dans sa ligne éditoriale et d’associer le personnel des médias proposés à la vente dans l’élaboration du cahier des charges relatif à toute cession.
Une nouvelle menace se profile dans le paysage médiatique tunisien. Les convoitises des nouveaux riches, dont la fortune récente suscite la perplexité et la controverse. Attirés par des médias dans une situation financière difficile ou ceux qui font partie des biens confisqués, ils tournent autour comme des vautours pour les faire tomber à la longue dans leur escarcelle. Ceux-là, dont les intérêts équivoques pèsent beaucoup plus que leur attachement au journalisme et à la liberté d’expression, représentent un réel danger !
Les médias ont toujours été dépendants des revenus de la publicité. Sous l’ancien régime, la fameuse Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) qui a été créée en 1993, a contribué au verrouillage total de l’information, en appauvrissant les indépendants et en arrosant copieusement ceux qui prêtaient allégeance au régime. Le robinet de la publicité était actionné au prorata du degré de soumission des médias au système. Les entreprises publiques, semi-publiques n’avaient qu’à acquiescer. Si cette agence de propagande a disparu, la situation ne s’est pas améliorée pour autant pour les médias concernant la publicité.
Le Syndicat National des Journalistes Tunisiens, le Syndicat National de l’Information relevant de l’UGTT et la Fédération Tunisienne des Directeurs de Journaux ont publié, en mars 2016, un communiqué sur les contraintes financières que traversent les médias. Ces organisations de la profession réclament à l’Etat de jouer son rôle en garantissant l’indépendance de la presse, la transparence dans la distribution de la publicité sur les différents journaux, la reprise des abonnements avec l’administration publique et surtout de mettre en application l’accord concernant les annonces publiques dans les supports papier et électroniques. Elles réclament une meilleure organisation du dispatching des annonces publiques à travers un organisme indépendant, équitablement et en toute transparence.
Mais, l’élément perturbateur qui contribue à empêcher l’assainissement de l’atmosphère médiatique est cette presse jaune qui cultive la médisance et axe sur le sensationnel. C’est une voyoucratie lâchée contre tous ceux qui ne plaisent pas, encouragée en sourdine par des acteurs de la sphère politico-affairiste pour lyncher leurs adversaires politiques. Les tentatives d’intimidation, d’humiliation et de musellement n’ont pas totalement disparu du paysage. Cette presse des caniveaux et ces pages fielleuses dans les réseaux sociaux sont utilisées aussi pour justifier par certains politiciens d’éventuelles mesures liberticides dans une généralisation voulue qui joue sur l’amalgame.
Il faut reconnaître que, derrière les discours policés qui encensent la liberté des médias, les politiques rechignent à agir véritablement pour leur permettre d’accomplir leur mission dans des conditions convenables. Ils semblent considérer au fond d’eux-mêmes que les brider est dans leur intérêt. Sinon pourquoi continue-t-on à recourir aux dispositions du Code pénal tunisien, qui est pourtant en contradiction avec la Constitution et le décret-loi 115-2011 relatif à la liberté de la presse, notamment en ce qui concerne les peines prévues en cas de poursuites pour diffamation ? Par ailleurs, on ferme l’œil sur les abus de la presse à scandale. Le président de la République, qui est le garant du respect de ces libertés, estimait dans l’une de ses déclarations que, parfois, ces libertés d’expression sont utilisées excessivement, alors que le pays passe par des circonstances inhabituelles !
Pour toutes ces raisons et d’autres encore, la question sur les menaces contre la liberté d’expression doit être posée pour garantir le droit de chaque citoyen à dire publiquement ce qu’il pense, le droit de critiquer les décisions politiques et les compromissions entre les convictions proclamées de certains élus et les intérêts partisans. Il reste donc encore beaucoup à faire dans ce domaine où la vigilance est de rigueur.