Il y a cinq ans, l’intervention militaire des forces de l’OTAN – soutenues par quelques pays arabes – prenait fin en Libye. Le 15 septembre 2011, le président de la République française Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique David Cameron – suivis de près par Bernard-Henri Levy -, débarquaient à Benghazi en libérateurs du peuple libyen… On connaît la suite : un pays qui a sombré dans le chaos, toujours sans gouvernement national, en quête de sécurité et stabilité politique, en proie à la division et aux tensions claniques et tribales. Une situation interne qui a des répercussions directes sur l’environnement régional, puisque l’éparpillement des armes de l’ex-armée loyaliste et l’ancrage de foyers djihadistes constituent autant de source de déstabilisation pour les voisins égyptiens, maghrébins et subsahariens. La situation actuelle est le fruit de l’intervention militaire de la coalition internationale. En ce sens, les Occidentaux portent une responsabilité historique – mais pas totale- dans la tragédie libyenne.
Ce jugement est directement tiré des conclusions du rapport parlementaire britannique rendu public le 14 septembre dernier. Que dit ce document officiel ? D’abord, que l’intervention militaire en Libye était fondée sur une mauvaise évaluation de la situation : David Cameron « a fondé l’intervention militaire britannique en Libye sur des suppositions erronées et une compréhension incomplète du pays ». En effet, les députés britanniques estiment que la menace contre les civils a été exagérée et que la rébellion comprenait une composante islamiste-djihadiste par trop sous-estimée : « [Le gouvernement britannique] n’a pas pu vérifier la menace réelle que le régime de Kadhafi faisait peser sur les civils ; il a pris au pied de la lettre, de manière sélective, certains éléments de la rhétorique de Mouammar Kadhafi [et de Bernard Henri-Lévy ?]; et il a échoué à identifier les factions islamistes radicales au sein de la rébellion ». La stratégie du Royaume-Uni dans ce dossier « fut fondée (…) sur une analyse partielle des preuves », insistent ces parlementaires. De plus, les députés accusent David Cameron d’avoir privilégié une stratégie coercitive et d’avoir ainsi négligé la voie diplomatique et politique en vue d’écarter Mouammar Kadhafi du pouvoir : « Un engagement politique aurait pu permettre de protéger la population, de changer et de réformer le régime à un coût moindre pour le Royaume-Uni et la Libye. Le Royaume-Uni n’aurait rien perdu en suivant ces pistes, au lieu de se focaliser exclusivement sur le changement de régime par des moyens militaires. »
Un tel dévoiement n’est pas le produit du hasard. La France et la Grande-Bretagne- soutenus en l’espèce par les Etats-Unis- ont une longue tradition en matière d’expédition militaire, en particulier sur les rives sud et est de la Méditerranée. L’épisode libyen s’inscrit aussi dans l’histoire de l’ingérence de ces anciens empires européens dans les affaires intérieures des pays arabes. Etait-elle pour autant illégale? L’intervention des puissances occidentales- sous l’égide de l’OTAN- se fondait sur la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui permettait le recours à la force par des frappes aériennes en vertu du principe de la « responsabilité à protéger des populations civiles ». Plus précisément, la résolution- adoptée en vertu de l’article 42 de la Charte des Nations Unies- décide non seulement l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne- qui consiste à interdire tous vols dans l’espace aérien de la Libye, à l’exception des vols dont l’objectif est d’ordre humanitaire- mais « autorise les Etats membres (…) à prendre toutes les mesures nécessaires (…) pour protéger les civils et les zones peuplées par des civils sous la menace d’attaques y compris Benghazi, tout en excluant une force étrangère d’occupation sous quelque forme que ce soit dans n’importe quelle partie du territoire libyen ». La résolution présentait une base juridique suffisamment large pour permettre des formes d’interventions avec des tirs au sol, mais sans déploiement au sol de forces terrestres (la résolution excluait en effet « toute force étrangère d’occupation »). Surtout, même si elle ne fixait ni calendrier des opérations, ni objectifs précis, le mandat onusien ne visait nullement le renversement du régime libyen. Or non seulement des attaques aériennes ou par missiles ont été menées au-delà des « lignes de front » ou zones de combat entre l’armée loyaliste et les rebelles, mais des opérations ont visé la personne même du colonel Kadhafi afin de faire tomber le pouvoir en place. En ne se limitant plus à la protection des civils, mais en cherchant la chute du régime, les puissances occidentales ont agi en dehors du cadre strict de la résolution de l’ONU et ont ainsi franchi les limites de la légalité internationale. L’opération destinée à protéger les civils s’est transformée en une opération de renversement de régime. Une stratégie qui fut d’ailleurs assumée par les principaux protagonistes : le primat de la puissance sur le droit transparaissait dans une tribune commune des principaux chefs d’Etat et de gouvernement de la coalition (Nicolas Sarkozy, Barack Obama et David Cameron), dans laquelle ils avaient explicitement demandé le départ de Mouammar Kadhafi, ce que la résolution de l’ONU n’exigeait/n’autorisait pas…
Derrière le renversement du régime, les motivations réelles qui ont animé le président français Nicolas Sarkozy ont été « révélées » par le rapport britannique. Soupçonné d’avoir bénéficié en 2007 de fonds libyens afin de financer sa campagne, il aurait pris la décision d’intervenir en Libye en 2011 dans le but, entre autres, d’accéder au pétrole libyen, d’accroître l’influence française en Afrique du Nord et… d’améliorer sa situation politique en France. Non seulement on est très loin des considérations humanitaires et droits-de-l’hommiste invoquées à l’époque- y compris par la voix du médiatique BHL-, mais l’intérêt du peuple libyen ne semble à aucun moment pris en compte. Seuls les intérêts nationaux et personnels (celui de N. Sarkozy) ont voix au chapitre.
Ce rapport parlementaire britannique intervient alors que Barack Obama a déjà reconnu que « cet épisode libyen a été la pire erreur de [s]on mandat ». En France, un tel questionnement politique est introuvable. La question semble taboue, notamment parce que la droite parlementaire comme la gauche socialiste avaient soutenu ensemble cette intervention. Cette responsabilité politique collective n’est pas de nature à faciliter l’examen de conscience ou du moins l’évaluation a posteriori d’une intervention militaire qui demeurera dans les annales. Reste le réflexe mimétique, qui laisse espérer que les assemblées parlementaires françaises se saisiront du dossier pour constituer une commission d’enquête…