Pas de trêve des confiseurs. Le chef du gouvernement n’aura pas attendu longtemps avant de s’immerger dans l’univers de l’entreprise en mal de repères, malmenée qu’elle est par six années de troubles politiques et d’agitations sociales. Les figures de proue du monde patronal sont venues à sa rencontre à Dar Dhiafa à Carthage, le samedi d’avant la fête de l’Aïd. Faut-il y voir le signe, la démonstration du désir et de la volonté du chef du gouvernement de vouloir construire une relation apaisée, sereine, en toute confiance avec la gent patronale ? Elle n’en attendait pas moins.
Près de cinq heures d’échange. De quoi refaire le monde et en tout cas lever ne serait-ce qu’un coin du voile qui obscurcissait la visibilité des entreprises. Nouveaux horizons, nouvelles perspectives de croissance, nouvelles frontières à conquérir … pour nos entreprises, enserrées jusqu’à l’asphyxie dans un corset bureaucratique et législatif qui limite leur développement.
L’entreprise était au coeur du débat, après qu’elle a été occultée, voire éjectée des préoccupations et des priorités gouvernementales tout au long de ces dernières années. On ignore jusqu’à quel point le chef du gouvernement et les chefs d’entreprise se sont compris. On ne tardera pas à le savoir. Reste que l’utilité de ces rencontres – quand elles s’installent dans le temps et quand elles revêtent un caractère périodique – est de la plus haute importance. Le suivi est nécessaire ; il permet de mesurer, à chacune des réunions, les progrès accomplis et les obstacles qui persistent, freinent le développement des entreprises, inhibent la créativité et les vocations entrepreneuriales de dirigeants potentiels.
Il est peu probable que la rencontre de Dar Dhiafa ne soit pas suivie par d’autres de manière régulière. On commence, en effet, à y voir clair dans l’attitude et le mode de gouvernance de Youssef Chahed, pour qui le chemin le plus court est la ligne droite. Pressé comme il est, on comprend son penchant d’aller directement au contact de ses différents interlocuteurs. Son style, sa détermination, son volontarisme et son parler vrai et vite ne laissent pas indifférents et ne sont pas pour déplaire aux dirigeants d’entreprise, lassés jusqu’à l’exacerbation par le manque de résolution et l’excès d’hésitation de gouvernements, tétanisés par les querelles politiques et les affrontements sociaux.
Youssef Chahed casse ainsi les anciens codes et cherche à établir de nouveaux rapports directs et personnalisés avec les principaux intervenants dans la sphère économique et sociale. L’occasion pour lui de faire fendre l’armure, de réchauffer l’atmosphère et de briser la glace qui grippait les ressorts de la croissance. Il en profite pour exhorter nos champions nationaux à investir dans les régions laissées pour compte, au motif de résorber la faille, la fracture régionale chargée de tous les dangers. Il n’hésite pas à invoquer, à cet effet, ce qui lui semble être l’essence même de leur métier : le goût du risque. Rien de moins qu’un retour aux origines de ce qui fait la grandeur et la marque de fabrique de la profession d’entreprendre. Une plongée aux sources et jusqu’aux racines de l’entrepreneur, au sens schumpétérien du terme, animé par cette soif d’entreprendre, portée elle-même par un goût inné et assumé du risque.
Le chef du gouvernement est dans son rôle. Il se doit de mettre en avant l’impératif managérial, le sens civique et patriotique des chefs d’entreprise, acquis il est vrai à cette cause. Sur le fond, il n’y a rien à redire ; cela se conçoit, se comprend et s’impose même. Reste que la réalité est plus nuancée et plus contrastée que jamais. Le goût du risque jusque dans les régions les plus sinistrées ? Qui n’y souscrit sous peine de se disqualifier.
C’est même l’honneur des chefs d’entreprise de s’en prévaloir. S’ils s’en détournent ou s’y refusent, ils perdent leur légitimité, leur statut, tout en basculant de l’autre côté de la frontière ; celle des spéculateurs, des prédateurs, des rentiers et des carnassiers du capital. Ils feront partie de ceux qui ne créent pas de richesse mais qui spolient à n’en pas finir celle de la nation. On voit où se situe la ligne de démarcation qui sépare le vice et la vertu, ceux qui investissent dans l’avenir et créent des emplois et ceux qui en détruisent, par cupidité et par voracité. Les trafiquants, les chasseurs de primes et de rentes de situation. Tous ceux qui font du gain abusif à très court terme leur religion s’excluent de ce débat. Leur cas relève d’une tout autre thérapie, à la mesure des torts qu’ils portent au pays. Avis aux pouvoirs publics.
Il en va tout autrement pour les entreprises qui portent haut et fort l’étendard et les couleurs nationales, celles qui créent des richesses, qui valorisent notre travail, notre génie national, qui se battent sur des marchés hyperconcurrentiels pour préserver notre rang, nos parts de marché et nos emplois. Elles ne pèchent pas par manque d’envie ou par aversion du risque qu’elles ont vocation à gérer. Il s’agit en somme du risque économique et technologique lié à la mondialisation des économies, en ces temps d’accélération et de bouleversement technologiques.
L’ennui est que depuis bien longtemps – avant même la révolution – l’action des entreprises est entravée par la montée, l a dissémination e t l’explosion de risques e n tout genre : corruption, terrorisme, insécurité, économie informelle, incertitudes politiques, agitations sociales, vide juridique et institutionnel,… Autant de risques sur lesquels l’entreprise n’a aucune prise et qu’elle ne peut maîtriser. Qui, d’ailleurs, pourrait faire face à cette avalanche de risques les uns plus dissuasifs que les autres ?
Les régions n’attirent pas les investisseurs, parce qu’elles ont été évacuées, abandonnées par l’Etat lui-même. Dans ce vide sidéral, ces espaces laissés vacants par l’Etat, faute de pouvoir ou de vouloir y exercer son autorité, le chaos s’installe… Ce qui n’est pas du meilleur effet pour l’investissement : les entreprises, grandes et petites, iront à l’intérieur du pays quand elles sont précédées et accompagnées par l’Etat, qui leur procure, à travers ses grands chantiers et ses projets structurants, marchés, perspectives de profit et d’avenir.
Risque économique et technologique ? Les entreprises ne résisteraient pas à l’appât du gain en dehors de toute autre interférence qui viendrait obscurcir leur horizon. Il vient d’ailleurs d’être atténué par la promulgation du nouveau Code d’investissement.
Il y a risque et risques, ceux qui confinent à l’inconnu privent les entreprises de leurs instruments de décision et de leurs armes de combat et les condamnent à l’immobilisme et à la régression.
Investir dans les régions a un prix pour la collectivité et pour les régions elles-mêmes. Il faut que cela procède d’abord d’un véritable désir des régions qui en ont tant besoin, qui ne doivent pas se sentir ni en dessous ni au-dessus des lois et des conditions de marché, dans le respect des législations en vigueur. L’investissement public et privé affluera quand la demande d’investissement et de travail de ces régions est validée par un comportement conséquent.
Investir dans les régions ? Les investisseurs iront d’eux-mêmes, aidés en cela par toute une panoplie d’incitations, quand l’écosystème s’y prête, quand ils n’auront pas à supporter des coûts annexes exorbitants liés aux déficits et carences d’infrastructure, de productivité, de centres de formation ou de recherche,…
L’attractivité des régions ne peut se concevoir sans que celles-ci offrent un cadre et une qualité de vie irréprochables. Le monde a changé : le critère de qualité de vie figure au premier rang des déterminants de l’investissement local et étranger, dans les régions ou ailleurs. Les régions, pas moins que les grandes métropoles économiques doivent disposer d’un cadre de vie qui évite le moindre désagrément : écoles, cliniques, centres de loisirs, équipements socio-collectifs, desserte aérienne et routière de premier plan,… Le temps des pionniers prêts à se sacrifier est révolu, nous vivons désormais à l’heure du village planétaire.
Investir dans les régions, sans encourir d’ailleurs des risques excessifs ? Cela est possible. A charge pour l’Etat de reconquérir les espaces laissés vacants au profit des trafiquants, des spéculateurs et dont sont victimes les sans-emploi et les damnés de la terre. Il doit y exercer son autorité et y appliquer les lois républicaines. Il doit redonner vie aux régions privées jusque-là de développement. Le secteur privé se chargera à son tour de leur redonner espoir.
Il fera la démonstration de son envie d’entreprendre et d’investir en prenant sa part de risque. Il a d’ailleurs tout intérêt à le faire. Car ces régions, qui font figure de plaie béante en chair nationale, sont aussi notre promesse d’avenir. Elles seraient – si l’Etat ouvre la voie – pour les années à venir nos principaux relais de croissance. Les régions, nouvel Eldorado des investisseurs ? Oui, bien sûr. C’est la nouvelle frontière pour nos entreprises en quête d’opportunités d’investissement. Elles sont déjà sur la ligne de départ et n’attendent que le signal de l’Etat. Qui doit ouvrir la marche.