Le chef du gouvernement Youssef Chahed a mis fin aux fonctions du ministre des Affaires religieuses Abdeljelil Ben Salem qui s’est laissé aller dans une diatribe anti-wahhabite et donc anti-saoudienne. Il a été limogé parce qu’il a confondu opinion personnelle et position gouvernementale. Parce qu’il a dit tout haut ce que tout le monde, y compris au sein du gouvernement, pense tout bas. Parce qu’il n’a pas compris qu’en politique il y a des vérités fatales et des mensonges salvateurs.
Le ministre a été limogé parce qu’il a développé l’idée que le wahhabisme est le terreau du terrorisme et que cette idéologie religieuse est produite par une école qui est la seule à excommunier les adeptes des autres écoles de l’islam. Cette vérité est d’une banalité époustouflante tellement elle est dite et redite, annoncée et ressassée un peu partout dans le monde dans la presse écrite et électronique et dans les chaînes hertziennes par des journalistes, des analystes et des hommes politiques. Cette vérité banale a été fatale pour le ministre des Affaires religieuses.
Abdeljelil Ben Salem aurait pu tout aussi bien débiter des mensonges du genre le royaume wahhabite est mobilisé depuis des décennies dans la lutte antiterroriste et Sa Majesté le roi Salman, à l’instar de ses prédécesseurs, est à l’avant-garde de la guerre que mène le monde pour déraciner le terrorisme. L’aurait-il fait, il serait toujours à son poste et aucun nuage ne serait venu perturber le ciel bleu azur tuniso-saoudien. Ce mensonge tout aussi banal et qui fait partie de la propagande officielle de l’Arabie saoudite est salvateur pour tout pays ou politicien soucieux d’éviter l’ire saoudienne.
L’étonnant est que la diatribe anti-saoudienne n’est pas venue d’un politicien de gauche ni d’un intellectuel laïque, mais de quelqu’un qui, il n’y a pas si longtemps, entouré des chefs d’Ennahdha Rached Ghannouchi et Abdelfattah Mourou, s’est permis de nous rassurer en ces termes : « L’islam politique envahira toute la région arabe. C’est une question de temps. (…) Nous sommes persuadés que Dieu nous fera vaincre et que l’islam politique s’emparera de chaque foyer. »
On ne sait trop s’il s’agit d’une conviction de Abdeljelil Ben Salem ou d’une tactique pour gagner les faveurs des dirigeants nahdhaouis dont l’aide est vitale pour les ambitieux. Et de fait, peu de temps après sa tirade sur l’avenir brillant de l’islam politique, il a été nommé ministre des Affaires religieuses. Honni soit qui pense que le Cheikh est pour quelque chose dans cette nomination…
Pour gagner les faveurs de Ghannouchi, M. Ben Salem n’a pas hésité alors à tordre le cou à la réalité. En effet, son exercice promotionnel de l’islam politique relevait plus de la démagogie que de l’analyse pertinente. Car, l’islam politique est sur le déclin et sa popularité se réduit comme une peau de chagrin partout dans le monde arabe après les désastres politiques, économiques et sociaux engendrés par ce courant politico-religieux durant les cinq dernières années. L’écrasante majorité des gens en Tunisie, en Libye, en Egypte et, bien sûr, en Syrie pensent que leur grand malheur vient précisément de l’islam politique.
Maintenant venons-en à l’essentiel. Selon le chef nahdhaoui Noureddine Bhiri, « les relations avec la Libye, l’Algérie et l’Arabie saoudite relèvent de la sécurité nationale. Celui qui n’a pas compris cela ne peut pas occuper des postes de responsabilité dans ce pays ». Pour la Libye et l’Algérie, il a peut-être raison. Mais on ne comprend pas comment une critique de l’Arabie saoudite puisse constituer une menace pour notre sécurité nationale.
Au temps de Bourguiba et de Ben Ali, l’Arabie saoudite était considérée comme un pays important avec lequel il convenait d’avoir de bonnes relations. Mais notre diplomatie était parfaitement indépendante du royaume wahhabite. Nous ne cautionnions pas ses excès en matière de financement du jihadisme en Afghanistan et ailleurs et nous n’appuyions pas non plus ses politiques discutables ou contestées dans la région et au delà.
Aujourd’hui, on a l’impression que notre diplomatie obéit au doigt et à l’œil au royaume wahhabite. Exemple : notre engagement pour le moins étrange dans la guerre contre le Yémen, un drame qui pourrait nous interpeller sur le plan humanitaire, mais certainement pas sur le plan de l’engagement politique à côté des Saoudiens dans leur guerre contre les ‘Houthis’ et contre leur ancien ami et allié Ali Abdallah Salah.
Que fait la Tunisie dans la galère de la « coalition » contre le Yémen ? Est-il normal qu’en dépit des bombardements saoudiens des hôpitaux, des écoles, des mariages et même des enterrements au Yémen, la diplomatie tunisienne regarde ailleurs, mais elle sort de ses gonds et pointe des doigts accusateurs contre les ‘’Houthis’’ quand ceux-ci lancent un missile contre la Mecque, par ailleurs détruit dans l’espace avant même qu’il n’atteigne sa cible ?
En contrepartie de quoi notre diplomatie consent-elle au royaume wahhabite des concessions qui, comme l’engagement dans la coalition contre le Yémen, n’ont rien à voir avec nos intérêts nationaux ? Pourquoi a-t-on si peur de l’ire saoudienne au point de démettre avec une rapidité d’éclair un ministre qui n’a fait que décrire un état de fait connu de tous ?
Peut-être nos dirigeants ont-ils des informations que nous n’avons pas, mais une chose est certaine : les hommes d’affaires saoudiens ne se bousculent pas pour investir dans notre pays et les centaines de milliards de pétrodollars sont investis en Occident et non dans le monde arabe et encore moins en Tunisie.
Pour revenir à l’affaire du ministre des Affaires religieuses, il mérite sans doute d’être limogé, mais pas pour la raison invoquée par le gouvernement. Il y a plus grave. Son « appel aux partis » pour lui suggérer des noms d’imams à nommer dans les mosquées ! Quand on sait que l’unique parti qui dispose de telles listes est Ennahdha, la manœuvre de l’ex-ministre devient claire comme l’eau de roche…
Beaucoup de Tunisiens auraient été contents et rassurés que le ministre des Affaires religieuses soit démis de ses fonctions pour cette raison et non pour avoir enfoncé une porte ouverte en répétant ce qui se dit un peu partout dans le monde sur les liens entre le wahhabisme et le terrorisme.