En 1956, la Tunisie devait préserver une indépendance nouvellement acquise. Il fallait trouver les formules appropriées pour reconquérir un certain nombre d’attributs de souveraineté, en utilisant une stratégie qui alternait la négociation et le recours à la contrainte face à l’ancien colonisateur, jusqu’à la bataille de l’Evacuation de Bizerte en 1961 et la Nationalisation des terres en 1964.
Habib Bourguiba et son équipe avaient choisi l’Ouest et l’avaient proclamé : « La coopération avec l’Occident, disait Bourguiba, est un impératif qui découle de nos principes, de notre position géographique et de nos intérêts ». Il avait accordé une importance capitale à la diplomatie de la jeune République, car elle représentait pour lui un moyen au service du prestige de la Tunisie, qu’il s’agisse des relations avec la France, les États-Unis d’Amérique, les autres pays occidentaux, les pays arabes, les pays de l’Afrique subsaharienne et les pays de l’Est européen.
Il sut donner à la diplomatie un lustre qui dépasse les frontières de la Tunisie et sa dimension. Le choix de l’Ouest n’avait pas entravé pour autant la volonté de tisser des liens avec l’U.R.S.S, les démocraties populaires et la République Populaire de Chine pour établir un jeu multiple et l’exploiter subtilement.
En mars 1966, il avait tenu à rappeler publiquement que la Tunisie « ne doit pas être considérée comme un satellite des États-Unis » (Archives diplomatiques du ministère des Affaires Etrangères, Paris, série Tunisie, volume 389, T141). La situation de sous-développement dans laquelle se trouvait le pays n’excluait pas une incontestable autonomie dans la conception et la mise en œuvre de la politique étrangère. Plusieurs événements le confirment et illustrent la fermeté des autorités tunisiennes face à ce qui peut représenter une atteinte à la souveraineté de la Tunisie.
Cela étant, et malgré des airs de déjà-vu, bien des données ont changé dans la politique étrangère tunisienne à partir de 1988 et plus nettement depuis 2011. Il nous semble être bien loin de cette époque où la Tunisie bénéficiait d’une aura à l’échelle internationale. Tout le monde n’est pas Bourguiba !
On est passé, avec le putschiste novembriste, à un alignement prononcé sur les intérêts stratégiques d’une grande puissance tant en politique régionale que mondiale, aux errements calamiteux lors de l’invasion du Koweït, une violation grave de la légalité internationale, alors que le Président Bourguiba avait condamné fermement une tentative irakienne similaire, jusqu’à une implication gravement suspectée dans l’opération israélienne d’assassinat d’Abou Jihad en avril 1988…
Ensuite, ce sont les gesticulations et les bévues d’un présumé droits-de-l’hommiste, qui se pose en donneur de leçon, rompant les relations avec la Syrie, prenant position en faveur des Frères musulmans d’Egypte et portant préjudice par ses propos intempestifs aux relations de la Tunisie avec des pays partenaires. Il n’entre pas dans le cadre de cet écrit de développer avec détails ces points.
L’important est de percevoir la déviation qui s’est établie au niveau des fondamentaux de la politique étrangère tunisienne. Puis, c’est la survenue par le fameux « vote utile » d’un hiérarque datant du beylicat, qui s’escrime à chambarder la politique étrangère de la Tunisie par touches, en catimini, sans en référer à l’Assemblée des Représentants du Peuple, ni à l’opinion publique, tellement il est infatué de lui-même, et ce, en reléguant la valeur de la souveraineté au rang de survivance par des ententes dont on ignore la vraie teneur et les véritables implications.
Il est inadmissible d’agir subrepticement dans un renoncement à la souveraineté indivisible en prétextant la mondialisation ou de la « coopération militaire » avec une superpuissance. L’Occident a mis plusieurs siècles à intérioriser la notion de souveraineté et à la sanctifier, alors que chez nous, cette intériorisation exige encore un affermissement constant.
Un État souverain peut certes conclure des ententes, des traités ou être inséré dans des ensembles plus vastes. Il garde cependant sa souveraineté autant qu’il a le pouvoir suprême de s’en détacher ou s’en dissocier librement en acceptant évidemment les conséquences économiques ou financières de cette séparation.
Il convient d’être circonspect face à des théories qui préparent les esprits à accepter la domination, comme celle de ce politologue américain lié à l’école « néoréaliste » des relations internationales qui prétend que la souveraineté, suivant les concepts du Droit international, relève largement d’une certaine forme d’« hypocrisie » !
Il distingue quatre formes de souveraineté : une « souveraineté domestique » qui offre une capacité effective à organiser l’autorité publique dans le territoire d’un pays, une «souveraineté d’interdépendance » qui est marquée par une désagrégation de l’indépendance corrélée aux logiques de la mondialisation, une « souveraineté légale » qui est liée à la reconnaissance mutuelle des États et ce qu’il appelle une « souveraineté westphalienne », liée à la notion de non-ingérence dans les affaires intérieures (Sovereignty : Organized Hypocrisy, p.9-25, Princeton University Press, 1999).
Ces formes de souveraineté « domestique » ou « d’interdépendance » infligent la soumission aux flux et forces de l’extérieur et notamment au marché, aux firmes multinationales et aux organisations internationales. Les thérapies de choc prescrites pour la Tunisie par le FMI et la Banque Mondiale frisent l’ingérence. Elles sont concédées par quelques dirigeants politiques de 3ème choix, dont la rectitude s’apparente à celle des pâtes trop cuites. Ils acceptent de jouer le jeu et sont contraints d’imposer aux Tunisiens des mesures de rigueur et d’appauvrissement.
La politique étrangère ne peut exister sans l’action de la diplomatie pour la faire comprendre, la mettre en œuvre, cette dernière a besoin d’être éclairée par une politique étrangère lisible, correspondant aux choix stratégiques et politiques de l’État.
Ce que l’on constate actuellement, c’est l’absence d’axes structurants d’une politique étrangère réfléchie et cohérente au regard de nos intérêts.
Il est temps d’élaborer une doctrine de redressement, qui ne doit pas relever du fait du prince, mais serait fondée sur des analyses géostratégiques tenant compte de la réalité, de nos moyens d’agir, de nos intérêts ainsi que de ceux de tous nos partenaires, en préservant notre indépendance et notre souveraineté.