Preuve que les temps sont difficiles, le débat – qui a tourné aussitôt à la polémique – sur la loi de finances 2017 a éclipsé les véritables enjeux du budget économique. Or, le budget est essentiel ; il traduit une vision et fixe un cap. Il ouvre une perspective sur l’avenir. On en a tant besoin pour voir clair et sortir de la brume de ces cinq dernières années.
Paradoxalement, le projet de budget 2017 est tombé dans la trappe pour ne laisser émerger que l’impératif financier et donc, par ricochet, la collecte des impôts qui exacerbe, au royaume de l’évasion fiscale, les frustrations, les tensions et les divisions.
Le plus simple serait de ponctionner les seuls qui s’acquittent par effet mécanique, par crainte ou par conviction, de leur devoir fiscal. Et ils ne sont pas légion. Ils payent aussi pour les autres, les hors-la-loi, dont le nombre et le poids économique et financier grandissent à vue d’oeil, dans l’indifférence générale. C’est l’hommage du vice à la vertu. Autant dire que le supplice des premiers n’est pas près de s’achever. Dans cette configuration, la fiscalité devenue confiscatoire pour la seule partie visible de l’iceberg, est ce qui pouvait arriver de pire. Elle casse les ressorts de la consommation et de l’investissement.
Pas étonnant que les deux principaux moteurs de la croissance soient aujourd’hui quasiment à l’arrêt. Cela n’est pas non plus sans rapport avec la stagnation, sinon le recul de l’industrie exportatrice, qui ne soit pas confinée à la simple sous-traitance internationale sans grande valeur ajoutée. Celle-ci ne peut décoller que si elle prend appui sur le marché local, avant de se porter à la conquête de marchés tiers.
Faire rentrer dans les rangs les avocats, les médecins de libre pratique et toute la cohorte de l’économie informelle n’est pas une sinécure. Leur donner envie d’entreprendre, d’épargner, de contribuer à l’effort national est un exercice des plus difficiles. Et sans doute aussi des plus risqués.
Tous les gouvernements, depuis les années 70, qui ont cherché à remuer la vase s’y sont embourbés et ont fini par lâcher prise. Le gouvernement Youssef Chahed a présumé de ses forces, il se heurte aux mêmes réticences, une résistance en règle, et au même refus. On ne s’étonnera pas de le voir battre en retraite. A moins d’engager une véritable épreuve de force, qui fera paraître la révolution de décembre-janvier 2011 comme un simple fait divers.
Le risque est que face à la détermination, au refus et à la puissance des corporatismes, le recul de l’Etat ne le discrédite et n’entache sa légitimité. Il exacerbe les frustrations, l’indignation et la colère des salariés, des patrons de PME – PMI excédés par l’impôt.
Que faire alors ? Ce qu’il convient de faire en pareille situation : mettre la pression sur les irréductibles, faire valoir l’équité et les valeurs républicaines, ne jamais couper les ponts de la négociation et se préparer aux compromis. L’efficacité dans cet imbroglio fiscal se conçoit sur la durée, en parcourant les étapes une à une …
Ceux qui ont toujours vécu dans le déni fiscal ne peuvent tout restituer d’un seul trait. Il faut les amener à composer, à préférer à la logique d’affrontement celle d’une paix imposée. Jamais le pays n’a été aussi divisé sur la question fiscale. L’unité nationale n’a jamais paru aussi fragilisée, aussi proche de son point de rupture. Le gouvernement Youssef Chahed sera aussi et surtout jugé sur sa capacité de réconcilier les Tunisiens – tous les Tunisiens – avec le fisc et avec eux-mêmes. Sinon, le pays restera à jamais marqué – ce qui n’est pas sans danger – par les rancoeurs et les stigmates de l’injustice fiscale.
L’arbre ne doit pas cacher la forêt. Le différend qui oppose l’Etat aux défenseurs de la veuve et de l’orphelin et à ceux qui se battent au quotidien pour éradiquer les maladies et faire reculer les limites de nos souffrances est de peu d’importance face aux dégâts causés par le tsunami de l’économie souterraine qui sape les fondements de notre économie et assèche les comptes publics. Les experts l’évaluent à plus de 50% du PIB.
Autant dire un Etat dans l’Etat. Ses barons développent leurs propres moyens de défense, en prenant pour cible l’Etat républicain et ses institutions, en les décrédibilisant et en les affaiblissant. L’arme de la corruption n’est pas moins dangereuse que celle du terrorisme avec lequel elle a partie liée. Triste et grave perspective.
Plus de 50% du PIB, c’est près de 50 milliards de dinars qui échappent au contrôle de l’Etat. C’est plus de 10 milliards de dinars détournés des caisses de l’Etat, pour ne considérer que les prélèvements fiscaux.
Revenons sur terre en remontant à la surface. On ne peut non plus occulter la débâcle financière des entreprises publiques devenues un véritable gouffre pour les contribuables. D’année en année, les déficits s’amoncellent : plus de 4 milliards de dinars d’endettement que doit renflouer l’Etat principalement, au seul bénéfice des salariés qui ne se sentent plus concernés par la notion de productivité et l’impératif de compétitivité. Situation pour le moins étrange quand, par ailleurs, l’Etat appelle au gel des salaires dans la fonction publique, parent pauvre à bien des égards des entreprises publiques. En moins de 5 ans, celles-ci ont perdu jusqu’à leur raison d’être. Elles sont aujourd’hui en situation de mort clinique, sans jamais cesser de concourir au désordre général. Il y a cinq ans, elles rapportaient à l’Etat autant que ce qu’elles coûtent aux contribuables aujourd’hui. Il faut stopper l’hémorragie et arrêter les frais.
Le contribuable n’en peut plus. Et l’Etat n’a plus les moyens de les maintenir sous perfusion. Une entreprise publique est d’abord une entreprise. Elle a une obligation de résultat. Elle ne peut se soustraire aux exigences de rationalité ; il y a urgence à remettre les choses à l’endroit. L’Etat doit assumer lui-même les responsabilités qui sont les siennes : remettre de l’ordre dans ses entreprises ou se désengager au profit du secteur privé, plus apte et plus qualifié pour les sortir de l’ornière et en garantir la pérennité, au grand soulagement du contribuable et de… l’Etat.
L’ennui est qu’il faut désormais plus de ressources et plus de moyens financiers et publics pour retrouver le niveau de croissance potentielle qui était le nôtre il y a une dizaine d’années. La situation politique, sécuritaire et économique a profondément changé la donne : nous ne sommes plus dans le paradigme des 50 dernières années, quand l’essentiel du budget était alloué à des dépenses sociales qui ont un impact positif sur la croissance économique. Les dépenses d’éducation, de santé, de formation relèvent, en effet, plus des investissements d’avenir que des dépenses courantes, sans effet sur la croissance future. Les sommes allouées à la défense nationale ou à la sécurité interne étaient de peu d’importance et ne représentaient qu’une infime partie du budget de l’Etat. En généralisant et en élevant le niveau de l’éducation, de la santé, de la formation, de l’habitat, nous avons pu pulvériser, avec le peu de moyens dont nous disposions, des records de croissance.
Autres temps, autres contraintes. Il va falloir, à l’avenir – et nous en subissons déjà l’effet – consacrer plus de fonds publics à la défense et à la sécurité du pays, plus que jamais victime de la menace terroriste. Notre sécurité est à ce prix. L’argent destiné à équiper notre armée et nos forces de l’ordre profite aux fournisseurs étrangers et limite notre capacité d’investissement.
On comprend qu’il faille encore et encore plus de moyens financiers pour nous rapprocher de notre potentiel de croissance. Difficile d’avoir en même temps plus de beurre importé et plus de canons pour nous protéger des attaques et des incursions terroristes d’ici et d’ailleurs.
Les grandes puissances occidentales doivent se sentir davantage concernées par les risques de déstabilisation de notre pays pour avoir embrasé et semé le chaos en Irak, en Syrie et en Libye : elles ont fait le lit du terrorisme, en détruisant et sapant le fondement des Etats qui n’étaient pas à leur dévotion. Ces missionnaires des temps modernes, « chantres » de la démocratie et des libertés nous ont gravement exposés à la cruauté, à la barbarie de terroristes, au funeste dessein de l’Etat islamique.
Plutôt que de se soucier de notre endettement et de notre déficit budgétaire dont ils sont en partie responsables, ils feraient mieux de réparer le mal, le tort et les dommages collatéraux qu’ils nous font subir et qui nous contraignent à des révisions budgétaires déchirantes, qui vident le pays de son dynamisme économique. Serait-ce trop exiger de nos amis, frères et partenaires de leur demander d’effacer une partie de notre dette et de nous fournir un soutien financier conséquent pour assurer notre propre sécurité et bien évidemment celle de l’Europe ?
Il arrive un moment où il nous faut nous interroger sur le sens et la nature de nos alliance. Que signifie pour nous l’Accord de libre-étrange, l’Aleca, la politique de bon voisinage, quand pèse sur nous en permanence la menace terroriste, sans qu’on ait tous les moyens pour nous défendre ? Sommes-nous dans l ’espace européen via l’Euromed ou hors de cet espace ? On ne tardera pas à le savoir. La Conférence internationale sur l’investissement, qui se tiendra à Tunis les 29-30 novembre, pourrait nous apporter des éléments de réponse.