Le partage de la valeur ajoutée dans les sociétés modernes est, sans nul doute, une question cruciale, tant sur le plan économique que sur le plan social et politique. C’est notamment à travers ce partage qu’est perçue la paix sociale.
C’est, enfin, en fonction des résultats de cette répartition que la plupart des ajustements économiques et financiers se déterminent (prix, investissement, chômage, consommation, déficit commercial, déficit budgétaire, etc.).
Quelques précisions liminaires
Le débat autour de cette question difficile requiert une connaissance, même approximative, de la richesse à partager et des agents économiques qui concourent à sa création en Tunisie. Pour cela, il faut rappeler, au préalable, que la somme des valeurs ajoutées brutes, soit la richesse annuelle créée par les résidents, est égale au PIB au coût des facteurs. Ce dernier est égal au PIB aux prix du marché, déduction faite des impôts indirects nets de subventions. En effet, l’Etat majore les prix au coût des facteurs (facteurs de production) par les impôts indirects, mais il accorde également des subventions pour la production. Ainsi, pour étudier la répartition de la richesse, créée durant une année, entre les facteurs de production, il faut se référer au PIB au coût des facteurs.
Cela étant, il faut également rappeler que le PIB au coût des facteurs se répartit approximativement en profits bruts, en salaires bruts et en revenus des indépendants. Plus précisément, la comptabilité nationale retient globalement 4 secteurs institutionnels, qui concourent à la création de la valeur ajoutée globale : les sociétés non financières et financières, l’administration publique, les entreprises individuelles et les ménages.
Les sociétés non financières et financières (ou simplement les sociétés) sont des sociétés du point de vue juridique, alors que les entreprises individuelles ont le statut juridique de personnes physiques. Ces entreprises comprennent les micro-entreprises, qui constituent le secteur informel localisé (0 à 5 salariés), et une partie du commerce parallèle. Elles sont constituées, pour l’essentiel, d’indépendants et d’aides familiaux (les petits agriculteurs, les artisans, les professions libérales, les petits commerçants, les prestataires de divers services comme la réparation, etc.). Quant aux ménages, ils ont une activité de production à domicile (artisanat, services divers, etc.) et emploient des salariés (gardiennage, femmes de ménage, etc.).
Pour la commodité de l’analyse, on intègre la valeur ajoutée des ménages (très faible) et leur emploi salarié (minime) dans le secteur des entreprises individuelles.
La structure de l’emploi salarié et celle de la valeur ajoutée totale
Il est à préciser que le taux de salariat en Tunisie (salariés par rapport à l’emploi total) est aujourd’hui de 72% environ. Le secteur des sociétés emploie environ 70% des salariés, l’administration 26% et les entreprises individuelles 4%. Ces chiffres étaient en 2005 respectivement 67%, 27% et 6%.
En termes de parts dans l’emploi total, le secteur des sociétés représente 50% en 2014, l’administration 19% et les entreprises individuelles 31%.
Comment se répartit la valeur ajoutée ou le PIB au coût des facteurs ?
Le secteur des sociétés réalise près de 37% de la valeur ajoutée totale en 2014, contre 39% en 2005.
La part de l’administration publique est de 19% (sa valeur ajoutée est plutôt une convention comptable), contre 17% en 2005 ; alors que celle des entreprises individuelles est de 44% en 2014 et en 2005.
Aussi, lorsque l’on discute du partage de la valeur ajoutée, faut-il avoir en tête les données précédentes. A cet égard, le salariat, qui est un rapport de production caractéristique du capitalisme, est le lieu de rapports de forces entre les salariés (syndiqués pour l’écrasante majorité) d’une part ; et le patronat ainsi que l’Etat d’autre part. Quant au secteur des entreprises individuelles – que l’on peut qualifier de petite production marchande – est fondamentalement régi par un mode de production non capitaliste, où le revenu constitue principalement la rémunération du travail (avec une très large confusion entre le bénéfice et la rémunération du travailleur indépendant). Dans ce sens, la lutte pour le partage de la valeur ajoutée ne concerne pas ce secteur ; et le petit nombre de salariés qui y travaillent sont, pour la plupart, des occasionnels non organisés. Toutefois, cette lutte peut apparaître à l’occasion de la redistribution du revenu, qui est une question méthodologiquement différente de celle de sa création, et qui concerne par ailleurs tous les agents économiques.
Quel agrégat significatif retenir pour analyser l’évolution de la part des salaires ?
Eu égard à ce qui précède, la lutte pour le partage de la valeur ajoutée ne concerne logiquement que le secteur des sociétés et l’administration publique. En outre et contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de partage de la valeur ajoutée qui soit considéré comme équitable. Il s’agit de rapports de forces entre les parties prenantes dans la négociation du salaire, en tenant compte cependant de données objectives, comme la productivité du travail, le chômage, l’inflation, la croissance de la valeur ajoutée ou le déficit budgétaire.
Pour analyser cet aspect, il faut donc raisonner sur les seules données du secteur des sociétés et de l’administration publique. Sur cette base, on retient la valeur ajoutée de ces deux entités comme étant le PIB partiel au coût des facteurs. Dans cet ensemble, l’emploi salarié y représente, par conséquent, la totalité de l’emploi, soit un taux de salariat de 100%. De ce point de vue, la valeur ajoutée du secteur des sociétés représente 66% du PIB partiel au coût des facteurs en 2014, contre 70% en 2005, alors que celle de l’administration est respectivement de 34 et 30%. Quant à la répartition des salariés, elle est de 73% en 2014 pour le secteur des sociétés, contre 72% en 2005.
Comment évolue la part des salaires bruts dans le PIB partiel au coût des facteurs ?
Elle passe de 55% en 2005 à 60.5% en 2014, avec une accélération à partir de 2009. Sur la décennie 2005-2014, cette part a augmenté en moyenne de 1.9% par an, ce qui est particulièrement important. Si, par contre, l’on raisonnait sur la part de l’ensemble des salaires bruts par rapport au PIB au coût des facteurs (et non pas le PIB partiel), comme le font la majorité des analystes, on remarquerait que cette part passe de 39.6% en 2005 à 42% en 2014, soit une croissance deux fois moins vite que dans le cas précédent.
Ce dernier résultat peut induire en erreur, puisque la part des salaires est calculée sur la base de la valeur ajoutée globale, dont plus de 40% n’est pas le fait des salariés (il s’agit de la valeur ajoutée créée par les indépendants et les aides familiaux). Ainsi, on ne peut pas se prévaloir de cette méthode pour donner un quelconque avis sur l’évolution de la part des salaires dans le PIB au coût des facteurs.
Que signifient donc les résultats basés sur le PIB partiel au coût des facteurs?
Ils indiquent que le salaire moyen réel (net de l’augmentation des prix) croît depuis 2007 deux fois plus vite que la productivité du travail. Cela entraîne, en contrepartie, la baisse de la part du revenu d’exploitation (profit brut avant impôt, distribution des dividendes et paiement des intérêts) des sociétés et de l’administration, prises ensemble, de près de 2.5% par an sur 2007-2014.
Deux logiques de l’évolution des salaires
Ce résultat global doit être affiné au niveau de chacune des deux composantes du PIB partiel au coût des facteurs, à savoir le secteur des sociétés et l’administration publique.
S’agissant du secteur des sociétés, la part des salaires dans sa valeur ajoutée passe de 45% en 2005 à 50.5% en 2014, soit une croissance moyenne de plus de 2% sur 2007-2014 (une croissance plus rapide à partir de 2010). Quant au revenu d’exploitation, sa part diminue au rythme de 1.9% environ sur la même période. Cela traduit le fait que le coût unitaire du salaire (ce que coûte une unité produite en salaire) augmente de plus de 7% sur 2008-2014, contre près de 5% pour le prix du secteur. Les 2% de différentiel entre le coût unitaire du salaire et le prix représentent l’écart entre la croissance du salaire réel et celle de la productivité du travail. Cela emporte des conséquences négatives sur la compétitivité de ce secteur, sur l’investissement, sur l’emploi et sur l’inflation. Ces conséquences sont d’autant plus négatives que ces dernières années enregistrent un ralentissement sensible de la croissance de la valeur ajoutée, réduisant d’autant la marge de manœuvre du secteur.
Par ailleurs, il y a lieu de préciser que le salaire brut, pour le secteur des sociétés, est considéré du point de vue du coût qu’il représente. Aussi, le salaire réel est obtenu en « déflatant » le salaire monétaire par l’indice du prix de la valeur ajoutée du secteur. C’est la seule approche cohérente pour analyser le partage de la valeur ajoutée et apprécier les évolutions comparées de la productivité du travail et du salaire réel. A cet égard, les études qui se basent sur le salaire réel, déterminé à partir de l’indice des prix à la consommation (qui mesure l’inflation), sont pour le moins imprécises. Elles confondent le salaire-coût avec le salaire-revenu. Ce dernier renvoie au pouvoir d’achat des salariés, alors que le premier se réfère à la formation du prix pour les entreprises.
Eu égard à ce qui précède, il n’est pas inutile de souligner que le partage de la valeur ajoutée entre le revenu d’exploitation et les salaires ne peut rester constant que si, et seulement si, le coût unitaire du salaire augmente au même taux que le prix de production. Autrement dit, quand le salaire réel augmente au même taux que celui de la productivité du travail. C’est bien le contraire qui se passe depuis 2008, où le revenu d’exploitation du secteur des sociétés s’est sensiblement dégradé ; du fait, certes, du ralentissement de la croissance, mais surtout à la suite d’un rapport de forces défavorable à ce secteur. Dans ce contexte, le rôle régulateur de l’Etat paraît essentiel.
*L’autre composante du PIB partiel au coût des facteurs est la valeur ajoutée de l’administration publique. Comme son estimation procède d’une convention comptable, on ne peut théoriquement parler de productivité du travail, ni de prix et encore moins de coût du salaire unitaire. La seule approche utile est de comparer la croissance du salaire moyen dans la fonction publique avec l’inflation ; et le taux de croissance de la masse salariale des fonctionnaires avec les ressources de l’Etat, de préférence les ressources stables.
S’agissant du taux de croissance du salaire moyen des fonctionnaires, il augmente en moyenne de près de 7.5% sur 2007-2014, contre environ 4.5% pour les prix à la consommation. On peut estimer que la situation des fonctionnaires s’est nettement améliorée sur cette période, par comparaison avec les salariés du secteur des sociétés.
Concernant l’évolution de la masse salariale par rapport aux ressources de l’Etat (non compris les ressources d’emprunt), il y a lieu de noter l’importance de ses conséquences. En effet et à partir de 2009, ces ressources augmentent à un rythme inférieur à celui de la masse salariale, soit près de 7% en moyenne sur 2009-2014, contre plus de 10% pour la masse des rémunérations des fonctionnaires. Cette évolution, comme d’aucuns semblent la découvrir aujourd’hui, est en partie responsable de la dégradation des finances publiques et de l’explosion de l’endettement de l’Etat.
En comparaison du PIB partiel au coût des facteurs, considérons pour finir le secteur des entreprises individuelles. Comme le salariat y est faible et qu’il est difficile de séparer salaire et revenu des indépendants, la donnée pertinente semble être la valeur ajoutée brute du secteur par emploi (y compris les salariés, même si le salaire au sens strict tournerait, selon l’enquête de 2012, autour du SMIG). Cette dernière représente sur 2011-2014 quelque 1.7 fois le salaire moyen dans la fonction publique. Sur la même période, il est en moyenne de près de plus de 3.5 fois le salaire moyen dans le secteur des sociétés. Il est à remarquer que ce secteur a vu sa valeur ajoutée augmenter plus vite que celle du secteur des sociétés. Il a également profité du laxisme ambiant depuis 2011 pour alimenter quelque peu l’inflation et augmenter ses revenus. En outre, le travail en noir et la fraude fiscale y sont légion. Aussi, doit-il être, principalement et résolument, concerné par la redistribution des revenus.
Pour conclure…
Il est à souligner que l’augmentation des salaires au-delà de l’inflation n’est pas la meilleure voie pour augmenter le pouvoir d’achat des salariés. Cette augmentation ne peut qu’entraîner la hausse des prix et la baisse de l’investissement, aussi longtemps que le salaire réel augmente, sur moyenne période, plus vite que la productivité du travail. C’est le cas depuis 2008 pour le secteur des sociétés. En ce qui concerne la masse salariale des fonctionnaires, son évolution, plus rapide que les ressources propres de l’Etat, participe à l’aggravation du déficit budgétaire. C’est le cas depuis 2009. De ce point de vue, l’amélioration du pouvoir d’achat des salariés (le salaire-revenu), dans le contexte actuel, devrait passer par le strict contrôle des circuits de distribution, des pratiques spéculatives sur les produits, du loyer des habitations modestes, des cours particuliers, par la baisse des taux d’intérêt sur les crédits à la consommation…
C’est dans ce sens qu’il faudrait envisager, provisoirement, la désindexation des salaires sur l’inflation, afin d’améliorer le taux de marge du secteur des sociétés et de contenir le déficit budgétaire. Cela participerait (avec des politiques monétaire et commerciale adéquates) à la relance, à court terme, de l’investissement et de l’emploi, en attendant la mise en œuvre d’une politique industrielle ambitieuse et cohérente, seule à même d’élever la croissance potentielle de l’économie.
le taux de salariat en Tunisie (salariés par rapport à l’emploi total) est aujourd’hui de 72% environ.