Les dernières nominations dans le corps diplomatique tunisien n’ont pas manqué de provoquer des remous, surtout que certains ambassadeurs désignés ne font pas partie des structures du ministère des Affaires étrangères censé fournir les cadres nécessaires pour ces postes. Abdallah Labidi, ancien diplomate nous a donné son point de vue et sur la situation dans le secteur et fait une comparaison avec la diplomatie tunisienne dans les années passées
leconomistemaghrebin.com : Un mouvement de protestation est en cours au ministère des Affaires étrangères. Est-ce que vous comprenez les mécontents ou vous les condamnez ?
Abdallah Labidi : Je les comprends, d’autant plus qu’en haut lieu, le ministre, s’il était encore fonctionnaire des Affaires étrangères, aurait tenu le même langage et adopté la même attitude, surtout qu’il n’y a pas d’autre explication que des nominations à grande échelle interviennent sur la base du favoritisme, du népotisme. Il est compréhensible, alors, que les fonctionnaires et le syndicat du ministère des Affaires étrangères se révoltent, parce que chacun des cadres du ministère attend la consécration de sa carrière par sa nomination à un poste consulaire ou diplomatique. Il ne faut pas oublier, aussi, que la diplomatie, c’est une profession, un métier, une culture, et que l’appareil de l’Etat est très performant, dans ce domaine.
La manière d’agir, dans ces nominations, risque de saper la confiance et de créer le désespoir chez toutes les catégories de nos diplomates, parce qu’ils ne peuvent plus planifier leur avenir, en raison des nominations de personnes étrangères au domaine, ce qui ne peut avoir lieu que dans des circonstances et quelques postes exceptionnels, avec des personnalités vraiment exceptionnelles, pour traiter des dossiers bien particuliers.
Il semble qu’avec ces nominations parachutées, on est en train de banaliser la mission de diplomate pour la rendre insignifiante. C’est, vraiment, le signe qu’on est en train d’accorder peu d’importance à la mission d’ambassadeur ou de chargé des affaires consulaires.
La diplomatie tunisienne a commencé à prendre forme, sous le régime d’Habib Bourguiba, alors que nous n’avions pas encore de vrais diplomates. Mais les personnalités chargées étaient au fait de toutes les données concernant les pays où ils avaient été nommés. C’est ce qui avait fait le prestige de cette diplomatie qui a fait des jaloux, dans d’autres pays, surtout avec les défunts Taïeb Slim, Mongi Slim, Rachid Driss, ainsi que Mohamed Masmoudi, que nous venons de perdre, il y a quelques jours, Ahmed Mestiri et d’autres encore, dont la principale préoccupation était de servir la Tunisie.
Pour la conférence internationale sur l’investissement en Tunisie qui aura lieu, dans quelques jours, on a fait appel à des personnalités et à une « agence » étrangère, entre autres. Est-ce un aveu d’échec ou de l’incapacité des structures de l’Etat ?
Ceux qui ont choisi cette démarche, donnent la preuve qu’ils ne connaissent pas notre administration, qui regorge de compétences et de grands commis de l’Etat. Je sais cela par expérience.
J’ai, dans le passé, accompagné des missions à l’étranger. A titre d’exemple, les Allemands avaient été éblouis par la compétence et la qualité des cadres de l’Etat, notamment M. Ameur Horchani, qui faisait partie de la délégation.
Ceux qui sont chargés de préparer cette conférence ont choisi de faire appel au secteur privé, d’une manière cavalière, avant même de prendre le temps de connaitre leur administration.
La nomination d’un ambassadeur répond à certains critères. Est-ce qu’ils sont respectés, actuellement ?
Dans les traditions de la diplomatie tunisienne, apprise auprès des Allemands, chaque ambassadeur doit, à la fin de sa mission, rédiger un rapport sur la particularité du poste qu’il a occupé, ainsi que sur les réseaux de connaissances qu’il a établis, afin que ses collègues et son successeur en profitent.
En parachutant, actuellement, une personne, quelque part, c’est comme si on lui demandait de commencer avec une feuille blanche, ce qui ne facilite pas sa mission, étant un néophyte dans le domaine.
Ces situations délicates nous ont fait perdre confiance en notre classe politique et, pire encore, il y a, aujourd’hui, un manque de confiance entre la Tunisie et ses partenaires. L’une des causes est que certains responsables ne sont pas au niveau du rang et du poste qu’ils occupent. Ils donnent l’impression d’être de petits commis, ne sachant pas prendre de décisions et à qui on parle de choses qu’ils ne comprennent pas.
Tout cela est dû au « tremblement de terre » qu’a subi notre administration publique où, actuellement, un directeur général ou un directeur ne peut commander ne serait-ce qu’un planton, parce que ce planton sait que son responsable est coupé de l’étage politique. Auparavant, les directeurs traitaient d’égal à égal avec les responsables politiques, comme c’était le cas avec Mokhtar Laatiri, le père de l’urbanisme en Tunisie.
Il semble qu’aujourd’hui, à travers le copinage, le favoritisme, le clientélisme et le népotisme, nous refusons d’édifier un Etat citoyen.
Quel regard jetez-vous sur notre diplomatie, au vu des visites effectuées par le Président de la République et du nouveau Chef du gouvernement et est-ce un simple hasard de calendrier ?
Une administration, avec des traditions bien établies, doit dicter aux responsables le calendrier et le contenu des visites, parce que la diplomatie, c’est l’histoire et la géographie. Quant au responsable, il y met sa touche, afin de faire passer le message, au service des intérêts supérieurs de l’Etat.
A mon avis, il aurait été préférable que le chef du gouvernement commence par une visite au Maroc. Cela aurait mis le pays dans son contexte régional et permis de se consulter avec ce pays frère, vu les connaissances des personnalités qui entourent le roi, qui serait intervenu pour aider la Tunisie et faire profiter les responsables tunisiens de son expérience dans ses relations avec la France.
Par ailleurs, la Tunisie a signé un accord avec les Etats-Unis pour un partenariat stratégique en dehors de l’OTAN, lors de la visite du président Béji Caïd Essebsi. Nous nous sommes tournés vers les USA, qui sont en train de changer de politique de défense, surtout que le budget de ce département, qui était de 400 milliards de dollars, il y a une dizaine d’années, vient de passer à 610 milliards de dollars.
L’Amérique était une force morale, à un moment donné, mais elle ne l’est plus. Son aide économique était d’un à quinze millions de dinars par an.
Maintenant, avec l’esprit de donnant-donnant, il est question d’une somme de 140 millions de dinars, ce qui représente un saut, et cela après la visite de David Rodriguez, le chef d’état-major d’AFRICOM.
Mais pourquoi nous embarquer seuls dans une pareille « aventure », alors que la Ligue des Etats arabes s’est effritée, que le Maghreb est en pleine somnolence et que les relations avec la France sont loin d’être au top ?
La Tunisie prend maintenant coutume d’adhérer à des axes, ce qui ne fait que nous aliéner et provoquer des frustrations vis-vis de certains de nos amis, alors que dans le passé, le pays ne l’avait jamais fait.
D’autre part, les responsables tunisiens doivent comprendre que les milieux des affaires n’obéissent pas aux instances politiques de leurs pays. L’investisseur étranger sait tout ce qui se passe, dans son secteur d’activité, en Tunisie, et il peut trouver la forme juridique qui lui convient pour contourner les instructions de son gouvernement et trouver le profit qu’il recherche. Ce qu’il cherche, c’est un climat propice à l’investissement.
Ne pensez-vous pas que le chef du gouvernement est en droit de demander réparation pour les dommages collatéraux subis par la Tunisie, à la suite du tsunami qui a frappé le monde arabo-musulman, à la suite du « printemps arabe » provoqué par les USA, la France et la Grande-Bretagne ?
Il est possible de le faire, mais cela doit être fait à partir de dossiers bien élaborés. Les Français nous en veulent, actuellement, pour nous être tournés vers les Etats-Unis pour les équipements militaires. Le journaliste français Jean-Pierre El Kabach, l’avait fait remarquer lors de l’interview de Youssef Chahed, qui aurait pu saisir la balle au bond et aller même jusqu’à être créatif.
Contrairement aux USA, l’Allemagne et la Grande-Bretagne considèrent que les Français nous comprennent mieux et qu’ils ne veulent pas marcher sur leurs platebandes.
Comment jugez-vous notre position vis-à-vis de la Libye ?
Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas trouvé de terrain d’entente avec notre voisinage. L’Algérie est très sensible à ce dossier, elle n’était pas d’accord avec le Qatar sur cette question, mais elle ne peut pas mener des attaques en Libye, surtout avec le risque de déstabiliser toute la région. Mais, par sa masse critique, l’Algérie s’est imposée dans le paysage.
Ce qui est clair, c’est que nous sommes plus « collés » aux donneurs d’ordre qu’à notre voisinage. J’enregistre, dans ce sens, la déclaration du ministre du Transport qui a annoncé que la Tunisie allait réhabiliter l’aéroport de Tabarka, avec des Américains, non pour le tourisme, mais pour le fret, sans passagers.
On s’interroge sur les avions qui vont atterrir à Tabarka : A quelle altitude vont-ils voler, quels équipements auront-ils et est-ce que nous sommes en position de leur imposer quoi que ce soit ?
C’est là l’état des lieux de notre diplomatie, malgré un ministre professionnel à la tête du département. Le met-on à contribution ou en fait-on, simplement, un outil d’exécution ?