En marge de la Conférence Tunisia 2020 à laquelle il a participé, Jean-François Limantour a livré à leconomistemaghrébin.com quelques réflexions sur le secteur tunisien textile-habillement. Expert en stratégie de développement international pour les industries du textile et de la mode, il dirige le cabinet-conseil Texaas consulting et préside deux associations pour le renforcement de la coopération sectorielle entre l’Union européenne et l’Asie (Evalliance),d’une part, et la Méditerranée (Cercle Euro-méditerranéen des Dirigeants Textile-Habillement / Cedith), d’autre part.
leconomistemaghrebin.com : Comment se porte le textile-habillement tunisien ?
Jean-François Limantour : Après avoir connu un trou d’air en 2015 à la suite des attentats du Bardo et de Sousse, le secteur retrouve des couleurs et le chemin de la croissance. Ses exportations d’habillement vers l’Europe croissent depuis septembre au même rythme que celui de l’ensemble des fournisseurs de l’Union européenne, ce qui est le signe d’une vitalité retrouvée. En clair, c’est la sortie du tunnel après une période complexe marquée par une baisse de son commerce extérieur, des fermetures d’entreprises et des pertes d’emplois.
Comment expliquez-vous ce renouveau ?
En réalité, comme les autres secteurs industriels et le tourisme, le textile-habillement a souffert d’une image, parfois calamiteuse, véhiculée par la presse européenne, suite aux problèmes sécuritaires qui ont ébranlé la Tunisie. Son attractivité a été plombée mais sa compétitivité est intacte. En réalité, il en est du textile comme du tourisme. Les touristes sont moins nombreux et pourtant les plages sont toujours aussi belles et les hôtels toujours accueillants. De la même façon, l’activité de la filière textile a faibli et pourtant les entreprises sont toujours aussi performantes.
Ça va mieux parce que la politique résolue de la Tunisie dans le domaine sécuritaire commence à rassurer les investisseurs internationaux et partenaires commerciaux européens. La sécurité, la stabilité, la confiance et la visibilité sont à leurs yeux les mots clés d’un business performant. Pour autant, il faudra encore consentir de gros efforts de promotion pour donner à nouveau de la Tunisie l’image rassurante et attractive d’un pays convivial et sécurisé.
Quels sont les atouts du secteur dans la compétition internationale ?
Ils sont nombreux et solides. Je citerais notamment :
- Des coûts salariaux compétitifs et maîtrisés.
- La disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée
- Un grand respect des normes sociales et environnementales
- Des coûts modérés de l’énergie ; des transports performants
- La qualité des produits, la réactivité des productions et la proximité des marchés qui font de la Tunisie un incontournable acteur en fast-fashion.
- Une fiscalité attractive pour les IDE
Ces atouts permettent à la Tunisie d’être le second fournisseur de l’Union européenne en vêtements professionnels, le second en balnéaire, le 4ème en lingerie et en costumes, le 5ème en jeans et en pantalons sportswear, etc. Ils font aussi de la Tunisie une formidable terre d’accueil pour les IDE, extrêmement attractive. D’ailleurs, la moitié des entreprises du secteur sont à capitaux européens ou mixtes !
Quelles sont les perspectives pour 2017 ?
Le marché européen va rester déprimé. La consommation vestimentaire devrait encore reculer en 2017 : -1,4 % en France ; -0,5 % en Grande-Bretagne ; -1,2 % en Allemagne ; -1,4 % en Italie. Seule parmi les grands marchés, l’Espagne devrait être en croissance d’environ 1,7 %. En moyenne, on prévoit une baisse de 1 % de l’ensemble des marchés européens. Cela signifie que la compétition va être encore plus féroce pour conserver ses parts de marché.
Encore convalescent, le secteur textile-habillement tunisien va donc devoir mobiliser toutes ses forces pour mettre en œuvre une stratégie offensive, articulée autour d’une feuille de route ambitieuse, et rester ainsi dans le peloton de tête des fournisseurs de l’Europe.
La politique volontariste que doit mener le secteur nécessite un appui sans faille des pouvoirs publics. Elle vise à renforcer et développer la compétitivité des entreprises, l’acquisition de compétences nouvelles au moyen d’une formation professionnelle rénovée, la responsabilité sociétale, une meilleure maîtrise de la veille économique, la réalisation d’activités à plus forte valeur ajoutée par exemple dans le domaine des vêtements connectés et des tissus intelligents, la diversification des débouchés à l’exportation vers les marchés de l’Europe du Nord. En appui d’une telle stratégie, il faut bien entendu consentir un grand effort de promotion de l’offre de produits et services ainsi que d’attraction des IDE.
En matière de promotion, l’effort public est notoirement insuffisant : il ne représente que 0,02 % des exportations du secteur, soit 4 fois moins que la contribution publique du Maroc pour son secteur textile-habillement !
Année après année, les exportateurs asiatiques gagnent des parts du marché européen. Quel est l’avenir de la Tunisie ?
C’est vrai, les producteurs asiatiques alimentent maintenant 75 % des importations européennes d’habillement alors que la part des pays méditerranéens est tombée à 18 % dont 2,50 % pour la Tunisie. Je remarque surtout que la plupart des concurrents directs de la Tunisie bénéficient de régimes douaniers plus avantageux avec l’Union européenne. C’est notamment le cas du Bangladesh et du Cambodge qui sont maintenant devant la Tunisie comme fournisseurs de l’Europe grâce à un régime nommé « Tout Sauf les Armes » leur permettant d’exporter à droits nuls vers l’UE les vêtements qu’ils fabriquent, quelle que soit l’origine des tissus utilisés. A l’inverse, la Tunisie doit utiliser des tissus de l’espace euro-méditerranéens, en moyenne deux fois plus chers, pour bénéficier des droits nuls. C’est un gros boulet pour sa compétitivité !
La plupart des autres fournisseurs asiatiques bénéficient eux aussi d’avantages douaniers importants, qu’il s’agisse du Vietnam, signataire cette année d’un accord de libre-échange avec l’Europe, du Pakistan éligible au régime SPG+, ou du Myanmar qui a un régime similaire à celui accordé au Bangladesh et au Cambodge.
De même, la Turquie, troisième fournisseur en habillement de l’UE, peut utiliser des tissus de toutes origines et même réexporter vers l’Europe à droits nuls des vêtements chinois, indiens ou vietnamiens ; ceci au titre de son Union douanière avec l’Union européenne.
Au contraire, si la Tunisie veut utiliser des tissus asiatiques, elle paiera des droits de douane de 12% à l’entrée dans l’UE. Non seulement sur les tissus utilisés mais même sur la valeur ajoutée produite en Tunisie !
La Tunisie demande depuis plusieurs années à bénéficier du même régime que celui dont bénéficient ces pays ; sans succès jusqu’ici ! En réalité, malgré ses déclarations d’amour à la Tunisie, l’Union européenne favorise ses concurrents asiatiques. C’est incompréhensible et inadmissible.
Si l’Europe accordait à la Tunisie les mêmes avantages douaniers, la Tunisie serait moins chère que la Chine ! Sa compétitivité augmenterait d’au moins 20 % sans que cela coûte le moindre euro à l’UE. Et elle serait à nouveau très attractive aux yeux des investisseurs internationaux et recommencerait à créer des emplois au lieu d’en perdre.
Lors de la cérémonie inaugurale de la Conférence Tunisia 2020, le Premier ministre français, Manuel Valls, a souligné que « l’Union européenne doit être à la hauteur des attentes de la Tunisie et lui apporter un soutien massif ».
Espérons que son vœu soit exaucé ! En un mot, que l’Union européenne mette ses actes en harmonie avec son discours et traite au moins aussi bien la Tunisie que le Cambodge ou le Bangladesh. Ce serait pour le textile-habillement, secteur clé pour les équilibres socioéconomiques de la Tunisie, la réalisation d’un énorme bond en avant.
Les enjeux sont considérables, dépassant de très loin la seule question de la filière textile tunisienne. En réalité, il s’agit de partenariat gagnant-gagnant, de prospérité partagée et, finalement, de croissance économique, de stabilité régionale, de sécurité et de paix !