« Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas. C’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Sénèque.
Lorsque « l’esprit de corps » s’appuie sur la probité, la compétence la renforce. Il est à créer et à conforter pour permettre à une profession, qui recherche l’excellence des qualités, d’exister et à ses membres de travailler ensemble. Mais, dans le même temps, on doit prendre garde, afin que ce corps ne se mette à dévier et ne s’invente pour lui-même ou le groupe de ses membres un destin personnel au préjudice de la collectivité et de l’intérêt général. Tout est question de mesure.
Cette déviation peut basculer vers le corporatisme. La loi de Finances 2017 et les péripéties qui ont marqué son vote nous plongent dans les marécages du corporatisme le plus pernicieux. L’esprit égoïste de certaines professions se développe de plus en plus, ce qui se dégage de sa pratique est néfaste au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Le corporatisme, qui s’incruste en Tunisie, institutionnalise la segmentation des relations sociales et entretient la suspicion mutuelle, puisqu’il fait prévaloir les intérêts d’une catégorie particulière au détriment des autres membres de la collectivité.
Il n’est pas nécessaire de faire un détour historique pour rappeler que le corporatisme était apparu essentiellement au sein du catholicisme dit social au XIXème siècle, puis institutionnalisé par le régime de Mussolini, d’Hitler, de Salazar, de Franco ou de Pétain ! Cette survivance d’un passé vieillot nettement conservateur est inconcevable dans un pays comme la Tunisie qui aspire de toutes ses forces à se dégager de toutes les exhalaisons historiques et idéologiques pour bâtir un système viable et égalitaire.
Mais ce qui est encore plus préoccupant, c’est la démonstration qui vient d’être donnée que toute velléité de réformer aujourd’hui est vouée à l’échec, face à ce type de corporatisme, au clientélisme ambiant et à une gérontocratie délétère. Tous les discours bien-pensants et apprêtés sur la volonté du gouvernement de réformer s’évaporent sous la pression de ces entraves devenues infranchissables.
Cependant, dans cette affaire, le gouvernement n’est pas le seul à porter la responsabilité, les députés majoritaires de l’Assemblée des Représentants du Peuple ont refusé de payer le prix de « l’esquisse d’un germe de réforme » qui s’impose afin de déblayer le terrain à de véritables mutations. Nous venons d’assister plutôt à une reculade que n’impose ni la logique, ni l’utilité économique et sociale. Elle ne résulte que d’un repli dégradant qui n’augure rien de bon pour la suite.
Pourquoi donc, ce qui apparaît comme nécessaire et vital pour notre pays n’arrive pas à dépasser le stade des bonnes intentions ? On découvre ainsi les limites de ce gouvernement et la perversité de ce système politique qui ne produit que l’immobilisme, sous le poids de nos corporatismes, des lobbies, de la bureaucratie, de certains syndicats dévoyés : toutes ces bonnes âmes qui les composent ont toujours de bonnes raisons pour se lever vent debout dès qu’une réformette est envisagée. Ils ne voient le changement que comme une source de crainte et de peur de perdre des avantages et des privilèges acquis. Et tant pis si la population, les entreprises, le pays en sortent plus fragilisés d’année et année. Pour quelle raison notre société est-elle frappée d’une telle sclérose ?
La fatigue civique et le doute s’installent. Il ne s’agit pas d’ajouter un nouveau couplet au refrain sur la « faillite de notre classe politique » mais plutôt de dénoncer une attitude préjudiciable qui prône un soi-disant compromis ou concorde nationale pour diluer les problèmes et renvoyer aux calendes grecques toute possibilité d’avancer pour sortir de l’impasse. Il y a des limites à la concertation, lorsqu’elle va à l’encontre de l’intérêt général et bloque la nécessaire mutation de notre économie et de notre société.
Il y a quelques années (1970) Michel Crozier avait écrit un livre qui parlait d’une société « bloquée » par ses corporatismes et ses conservatismes. Il semble que nous vivons cette situation en Tunisie, après une nouvelle occasion ratée de faire décoller notre pays. Ce système, qui n’a rien d’une démocratie même balbutiante, est autodestructeur car il ne peut prendre en charge le long terme, ni une vision élargie, lesquels dépendent du désintéressement qu’on appelle l’intérêt public.
Accepter de plier face aux diktats de quelques corps de métier conduit à ébranler, voire à rejeter la légitimité de l’individu en tant que citoyen, ce qui ne manquera pas de provoquer un déséquilibre, incitant à favoriser l’intérêt d’un groupe au détriment du concept du bien public qui part en fumée.