Peut-on éloigner l’Etat du champ médiatique? Le récent retour en force de ce dernier sur la scène montre que « l’économie de l’information est constamment dépendante du pouvoir politique ».
Passées quasiment inaperçues, surtout peu commentées, les mesures annoncées le 14 janvier 2017 par Youssef Chahed en faveur des médias valent pourtant bien le détour (voir notre article « Youssef Chahed se mobilise pour la liberté de la presse ). Coïncidant avec la célébration du 6 ème anniversaire de la Révolution, ces mesures en disent long sur le nécessaire retour de l’Etat dans le giron des médias. Un État, sans lequel, à commencer dans les pays démocratiques, rien ne peut se faire.
Corriger et mettre au goût d’une démocratie naissante
Souvenez-vous, nous sommes dans les tout premiers jours de la Révolution tunisienne. Le premier gouvernement décide coup sur coup de faire disparaître le ministère de la Communication et l’ATCE (Agence Tunisienne de Communication Extérieure). Et avec eux un ensemble de mesures décidées par l’ancien régime, la dictature; des mesures qu’il fallait, sans doute, corriger et mettre au goût d’une démocratie naissante.
Si les gouvernements ont depuis quasiment abandonné le terrain médiatique aux seuls professionnels du secteur et aux ONG, notamment européennes, qui se sont « emparées » d’une partie de ce terrain, c’est parce qu’ils ont longtemps cru qu’ils avaient sans doute d’autres chats à fouetter.
Peut-être aussi parce que de nombreux acteurs continuaient à culpabiliser un Etat spoliateur des libertés et ennemi de la libre expression des idées et de l’information. Des acteurs encouragés par des ONG, venues d’un autre contexte, et dont certaines avançaient avec des agendas plus ou moins annoncés: limiter la place de l’Etat dans le bâti journalistique. Lorsqu’il ne s’agissait pas de « privatiser » tout ce dernier et de le mettre entre les mains de la société civile.
La nécessaire révision des copies
Des épreuves comme la crise de la presse écrite, un peu trop abandonnée à elle-même, la gabegie qui règne encore au niveau de la publicité publique, des affaires comme celle des reportages du journaliste de la 10 ème chaîne israélienne ou encore les articles assassins d’une certaine presse française au sujet du rôle des Tunisiens dans le terrorisme ont poussé certains à réviser leur copie.
Quelques remarques semblent, à ce sujet, nécessaires à rappeler. Les voici:
- Avoir un ministère de l’Information ou de la Communication n’est pas le signe évident que le pays est dirigé par une dictature. Des pays comme la France et la Grande-Bretagne, que l’on ne peut soupçonner d’être des dictatures, possèdent un département ministériel chargé de l’information : respectivement le ministère de la Culture et de la Communication et the Secretary of state for culture, media and sport. Il suffit d’aller sur le site de ces deux derniers pour constater qu’ils jouent un rôle de promoteur des médias. Il est de même pour ce qui est de l’existence d’un organe public chargé de la communication extérieure. Pratiquement, aucun pays démocratique n’a fait l’économie d’une telle structure. La communication n’est-elle pas un outil dominant au service des nations et un enjeu de première importance ?
Offrir aux opinions minoritaires l’occasion et la possibilité de s’exprimer
- L’Etat reste un grand annonceur et se doit de réguler ses annonces afin qu’elles soient distribuées équitablement sachant qu’elles constituent une manne sans laquelle les médias ne peuvent survivre.
- L’Etat se doit de fournir des aides aux médias aussi bien directes qu’indirectes pour leur permettre d’assurer leur fonction, entre autres assurer la circulation libre des opinions et leur confrontation. La circulation de toutes les opinions. Car, l’Etat se doit d’offrir également aux opinions minoritaires l’occasion et la possibilité de s’exprimer. Des opinions souvent en retrait face à ce qu’on appelle les « idéologies dominantes » que les médias généralement adoptent.
- L’Etat joue un rôle primordial en matière de légifération et de réglementation du champ de la presse. Qui d’autre que l’Etat pourrait, par exemple, offrir un statut de la presse électronique en Tunisie? Qui serait capable de faire adopter, dans cet ordre d’idées, des textes juridiques –cela c’est fait en France : la loi Hadopi- pour distinguer un journal électronique d’un blog et mettre en place un dispositif pour aider ce type de média sinon une loi soumise par le gouvernement ?
Bref, le tout est dans le contenu que l’on entend donner à la mission que l’on souhaite confier à l’Etat. Or, force est de constater que les missions d’une structure chargée de l’information dans un pays démocratique sont bien différentes de celles d’une dictature. Beaucoup d’acteurs semblent, du fait d’avoir sollicité Youssef Chahed d’intervenir en faveur des médias, l’avoir –heureusement et enfin- bien compris.
Une des plus grandes spécialistes des médias, la professeure de la Sorbonne, ancienne directrice de l’IFP (Institut Français de Presse), Nadine Toussaint Desmoulins assure que « l’économie de l’information est constamment dépendante du pouvoir politique » et que ce dernier « intervient à titre divers dans l’économie de l’information » (dixit Nadine Toussaint, « L’économie des médias », Paris : PUF, série Que sais-je, 2015, 128 pages).