Noureddine Taboubi, actuel secrétaire général adjoint, chargé du règlement interne de l’UGTT, est en tête de la liste consensuelle pour les élections du prochain congrès et donc pressenti pour être le futur secrétaire général de la centrale ouvrière.
D’ailleurs ses apparitions médiatiques sont rares mais il a accepté de bonne grâce de nous livrer la dernière interview avant le 23ème congrès de l’UGTT. Interview
leconomistemaghrebin.com : Alors que quelques jours nous séparent de la tenue du congrès de l’UGTT, quel bilan dressez-vous des activités et réalisations de l’UGTT depuis le 14 janvier 2011 ?
Noureddine Taboubi : Tout d’abord je tiens à vous adresser mes remerciements pour l’intérêt particulier que vous portez à l’UGTT. Cela confirme l’enracinement de l’UGTT au sein de la société tunisienne et le rayonnement de son rôle historique datant d’avant la période de l’indépendance et la construction d’un Etat civil et démocratique.
Elle a été une force de proposition et de régulation. Je tiens aussi à rappeler qu’après l’indépendance, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) avait mis au point un programme socio-économique faisant référence à l’Etat à l’époque. Revenons, maintenant, à la situation actuelle du pays. Je ne vous apprends rien en la qualifiant de situation difficile et épineuse à la fois.
Notre centrale syndicale travaille selon les recommandations de ses institutions. Ces mêmes recommandations et décisions brossent le plan de travail des cinq prochaines années. A ce propos, je rappelle que le Conseil national est l’autorité suprême au sein de l’UGTT. Vient ensuite la commission nationale administrative qui est chargée du suivi des recommandations et ses applications. L’UGTT a d’ailleurs toujours alterné entre son rôle social et national.
Nous défendons l’homme et sa dignité et cette dignité ne sera respectée que dans un Etat civil social et démocratique. La dignité de l’homme se concrétise aussi à travers un emploi décent.
Ce que je pourrais dire sur le bilan de l’UGTT au niveau social est que les travailleurs sous le régime de la sous-traitance sont très mal payés, au-dessous du SMIG et la régularisation de leur situation était l’une des priorités de l’UGTT.
Le régime de la sous-traitance ayant été aboli, les travailleurs des chantiers dont la paye dépendait des entrepreneurs sous-traitants ont vu leur situation s’améliorer. Et ce n’est pas uniquement cela : les travailleurs sous le régime Mécanisme 16 et Mécanisme 20 ont vu leur situation se régulariser. Cela ne date pas d’hier. L’ancien régime a toujours favorisé le travail indécent qui ne peut constituer qu’une solution provisoire.
Je rappelle que nous avons actuellement en Tunisie 58 mille travailleurs de chantiers et nous estimons qu’il est inadmissible, après le 14 janvier, qu’ils continuent à ne pas bénéficier de sécurité sociale. C’est pourquoi, l’UGTT est intervenue fermement pour trouver une solution viable à cette question. Nous avons également augmenter le SMIG.
Au niveau politique, je rappelle que l’UGTT a été l’incubatrice de la révolution. D’ailleurs pendant les années de braise, nos locaux ont abrité les congrès de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme.
Les locaux de l’UGTT ont abrité également les avocats et toutes les voix libres, démocrates et progressistes appelant à plus de réformes politiques et plus de libertés. Certains dénigrent la révolution mais nous à l’UGTT nous soutenons fermement les revendications pour lesquelles la révolution a été déclenchée et nous nous acharnons à la défendre.
Sans verser dans le régionalisme, je pense qu’il est grand temps de prendre soin des régions les plus défavorisées et surtout les régions frontalières. Cela ne peut que renforcer le sentiment d’appartenance au pays. Je veux que toutes nos régions vivent dans de meilleures conditions mais vu les conditions actuelles, il faut accorder la priorité aux régions de l’intérieur.
Au niveau politique, l’UGTT s’est toujours tenue aux côtés du peuple. Le grand Farhat Hached disait « Peuple je t’aime » et non pas « Ouvriers, je vous aime ». Ce qui signifie que l’UGTT est en symbiose avec le peuple. La preuve est qu’elle accepte la critique.
En effet, l’UGTT a été le premier organisme à prôner l’amnistie générale. En 2013, nous avons répondu à l’appel du pays, suite à deux assassinats politiques. Grâce à sa capacité à placer la patrie au-dessus de tout, l’UGTT a été une protagoniste de poids du Dialogue national qui a sauvé le pays d’une dangereuse dérive. Le Prix Nobel de la Paix qui nous a été décerné, à nous-mêmes et à nos partenaires du Quartet, au mois de décembre 2015, est là pour prouver la justesse de notre démarche.
Malheureusement, après avoir été exportatrice de talents et de compétences, la Tunisie est devenue exportatrice de terroristes. Je profite pour rappeler notre stratégie de lutte contre le terrorisme : la première étape est une lutte militaire et sécuritaire, la deuxième concerne la refonte de l’Education en Tunisie. L’éducation doit être gratuite et de qualité. Grâce à cette qualité de l’éducation, les jeunes seront protégés contre l’endoctrinement. La troisième étape est relative à la culture. Le budget alloué au ministère de la Culture est dérisoire, il est temps que la culture prenne sa place au sein de la société tunisienne.
On ne peut que saluer les louables initiatives de l’UGTT après le 14 janvier. Cependant, certains prétendent que l’UGTT ne devrait pas se mêler de politique. D’après eux, son rôle doit se limiter uniquement à la défense des intérêts des ouvriers. Qu’en pensez-vous ?
Ceux et celles qui avancent de tels propos n’ont pas bien lu l’histoire de l’Union générale tunisienne du travail. Ce n’est pas une organisation dont le seul rôle est de revendiquer les augmentations salariales. Elle est définie comme une organisation nationale et démocrate. Je les invite à relire le rôle de Farhat Hached et sa déterminante contribution à l’indépendance du pays, celle de Mohamed Ali Hammi, l’initiateur de l’action syndicale en Tunisie, au rôle syndicaliste et politique d’Ahmed Tlili qui a enduré l’exil, à relire le rôle de Habib Achour, l’un des éminents fondateurs de l’UGTT, qui a été emprisonné et déporté plusieurs fois pour son militantisme, que ce soit avant l’indépendance ou sous Bourguiba.
Je vais donner des exemples. Quand on parle de la stratégie de la santé en Tunisie, ce n’est pas uniquement un sujet social mais c’est un dossier politique car il se rapporte à des choix politiques. Il en va de même pour le sujet de l’éducation. Changer le modèle de développement est aussi un sujet politique. Tous ces sujets que je viens d’évoquer sont des sujets ayant des répercussions sur la situation sociale, par conséquent nous ne pouvons pas séparer le politique du social.
Nous voulons que nos partisans et nos structures aient une certaine maturité politique pour pouvoir analyser le vécu. Cependant, il est hors de question d’utiliser l’UGTT à des fins politiques, c’est une ligne rouge pour la centrale syndicale.
Et pourtant certains disent que l’UGTT est proche de la gauche et des courants panarabes !
Peu importe l’orientation idéologique et politique car celui qui veut faire partie de l’UGTT doit remplir un certain nombre de critères : avoir la conviction de l’importance du travail syndical et du rôle de l’UGTT, respecter son règlement interne et s’engager à respecter les décisions des structures de l’UGTT.
En ce qui concerne les courants politiques que vous venez de citer, ils sont enracinés dans l’Union. En temps de crise, ce qui prime c’est l’attachement des partisans à l’UGTT et non pas l’appartenance idéologique.
Je tiens à attirer votre attention sur un autre point. Les gens sont curieux de savoir qui sera le prochain secrétaire général de l’UGTT, mais enfin de compte un secrétaire général de l’UGTT n’est qu’un coordinateur entre les départements de l’UGTT et sait comment distribuer les tâches entre les membres du bureau exécutif.
Vous n’êtes pas sans savoir que la Tunisie devra honorer ses dettes en 2017. Entre les augmentations salariales et la conjoncture économique difficile marquée par la nécessité d’honorer nos engagements avec les bailleurs de fonds, comment envisagez-vous d’agir ?
Conformément au Document de Carthage, le gouvernement de Youssef Chahed est tenu de respecter les conventions signées avec les gouvernements précédents. Nous croyons à la continuité de l’Etat.
Mais je rappelle que lors de l’exécution des dernières augmentations salariales l’UGTT a fait des sacrifices pourtant l’accord sur les augmentations salariales était déjà signé et publié au JORT. Et c’est une première dans l’histoire de l’UGTT qu’un procès-verbal entre l’UGTT et le gouvernement soit révisé.
La crise dont la Tunisie souffre est une crise politique par excellence. Il va sans dire que cela a une incidence négative sur les investisseurs et les bailleurs de fonds. La problématique n’est pas uniquement liée à l’UGTT comme vous pouvez le constater. C’est une crise politique, économique et sociale à la fois. On ne peut créer un climat social stable que grâce au respect des engagements, le respect des valeurs constantes des ouvriers tunisiens.
Si la classe politique avait été plus mature, la situation aurait pu être plus simple. En outre, si la crédibilité des partis politiques a été altérée, c’est à cause des promesses électorales non tenues. Cela a contribué à la détérioration de la relation entre les citoyens et la classe politique. Si les politiques se décidaient à proposer des solutions réalisables et logiques à la crise, il se peut qu’ils regagnent la confiance des citoyens. Chacun doit assumer sa responsabilité.
Cela dit, en ce qui nous concerne, les négociations sociales commenceront au mois de mai ou avril 2018 et d’autre part, nous attendons la réalisation de la suite de l’accord signé avec le gouvernement Youssef Chahed.
Le pouvoir d’achat des ouvriers a baissé et là je me demande s’il y a vraiment un contrôle sur les prix des produits, sur les circuits de distribution et sur la contrebande à un moment où 54% de l’économie tunisienne est informelle.
Les hommes d’affaires patriotiques doivent se diriger vers les régions de l’intérieur pour investir. La stabilité dans les régions de l’intérieur est un signe positif pour la stabilité sociale en Tunisie.
Plusieurs rapports avancent que le fonctionnaire n’est pas productif mais cela ne semble pas peser sur les revendications salariales. Comment agir face à une telle situation ?
D’abord, il ne faut jamais généraliser. Ceux qui veulent diaboliser l’UGTT et ceux qui ont des desseins louches avancent ce genre de propos. Peut-on réellement croire à cette affirmation que le fonctionnaire n’est productif que pendant huit minutes par jour ? C’est une aberration. La majorité des fonctionnaires sont consciencieux et patriotiques et remplissent leur devoir comme il se doit.
Le ministre de la Fonction publique et de la bonne gouvernance Abid Briki a annoncé récemment deux propositions pour alléger le sureffectif de l’administration : la première concerne la possibilité d’un départ à la retraite anticipé (procédure optionnelle) et la deuxième consiste à accorder un montant équivalant à 24 salaires et l’octroi d’un crédit auprès de l’une des banques de la place pour permettre à un fonctionnaire de lancer son propre projet. Qu’en pensez-vous ?
Cette procédure n’engage que le ministre Abid Briki. Pour le moment, nous n’avons pas encore reçu cette proposition afin d’en discuter. Mais nous tenons à l’emploi décent. Quand la proposition sera soumise à l’UGTT, on en parlera et nos structures donneront leur avis.
Comment voyez-vous votre relation avec l’UTICA dans les années à venir ?
Nous avons un énorme respect pour l’UTICA et nous entretenons de bonnes relations avec elle. Mais étant donné que les intérêts ne sont pas les mêmes, il est normal que les avis divergent.
D’ailleurs dans mon programme, il est prévu de renforcer les liens avec l’UTAP et l’UTICA. Nous voulons réfléchir avec nos homologues de l’UTICA à tenir des réunions périodiques dans le cadre du dialogue national au niveau social, sectoriel et régional.
Et si vous nous parliez de votre liste électorale ?
J’ai choisi les syndicalistes qui composent ma liste sur plusieurs critères : la capacité de trouver des solutions en temps de crise, les principes et les constantes sur lesquelles l’UGTT a été créée, la capacité de gérer les conflits internes.
C’est une liste consensuelle qui prend en considération les équilibres au sein de l’UGTT. Le bureau exécutif sera composé de 13 personnes : Houcine Abassi, Mouldi Jendoubi et Belgacem Ayari ne vont pas renouveler leurs candidatures, un autre membre a décidé de faire sa propre liste et je lui souhaite toute la réussite et l’excellence. Il reste neuf secrétaires généraux de l’ancienne équipe et nous allons choisir quatre autres dont une femme. La liste finale sera communiquée ultérieurement pour les congressistes. Cela dit, il n’existe pas une liste officielle qui nous engage pour le moment.
Il semble que le pari de la parité au sein de l’UGTT est loin d’être gagné ?
C’est un problème dû à l’héritage culturel. Si aucune femme ne sera élue dans le prochain bureau exécutif, je considère dès maintenant que c’est un jour triste dans l’histoire de l’UGTT.
L’élection d’une femme au sein du bureau exécutif permettra de briser la barrière psychologique qui s’oppose à la présence des femmes. Il n’est pas permis pour une organisation progressiste et démocrate et égalitaire comme l’UGTT de ne pas briser cette barrière.
Le programme de restructuration préparé par le département du règlement intérieur, qui sera soumis au congrès et au Conseil national, prône le système de quotas pour les femmes et en cas d’adoption, la présence féminine sera renforcée dans nos structures.
Par ailleurs, il y a une nette amélioration avant le congrès de Tabarka : on n’avait que 3 femmes dans les bureaux exécutifs régionaux maintenant on en compte 12. On avait 16 femmes dans les fédérations et les syndicats de base mais voici que nous en avons 40 maintenant. Mais ce n’est pas toujours suffisant pour atteindre la parité.
Comment garantir la bonne production dans le secteur privé pour le chef d’entreprise et l’emploi décent pour les travailleurs ? Avons-nous besoin d’une formule magique ?
C’est une responsabilité partagée entre les trois pôles de production, à savoir le gouvernement, l’employé et l’employeur. Je donne un exemple : si le transport n’est pas régulier, l’ouvrier sera en retard. Peut-on en attribuer la responsabilité à l’ouvrier alors qu’il revient à l’Etat d’assurer un transport efficace ?
De même pour l’employé qui travaille dans des conditions difficiles loin des règles de sécurité professionnelle, sous un soleil torride, pour ne citer que cet exemple.
Par ailleurs avec un SMIG qui ne dépasse pas les 400 dinars, on ne peut dire que cela soit motivant pour l’ouvrier. Ainsi, tous les intervenants doivent se réunir pour la concertation et la discussion pour entamer « le dialogue de la franchise et de l’engagement ». Je rappelle souvent qu’il n’existe pas d’ entreprise sans ouvriers et qu’il n’existe pas d’ouvriers sans capital. Ainsi il faut prendre en considération tous les paramètres qui entourent la production.
La privatisation des entreprises publiques demeure-t-elle une ligne rouge pour l’UGTT ?
Oui tout à fait, c’est une ligne rouge à ne pas franchir. Ceux qui veulent s’investir n’ont qu’à regarder ailleurs vers d’autres secteurs. D’ailleurs, il y en a plusieurs. Quand je regarde le dossier des biens confisqués et la valeur de ces biens qui ne fait que chuter… Quelqu’un doit être tenu pour responsable de cet état de fait. Par contre, nous ne sommes pas contre un dialogue sur l’amélioration des performances et de la compétitivité des entreprises publiques.