L’UGTT a placé son 23ème congrès sous la devise : « Allégeance à la Tunisie, fidélité aux martyrs, loyauté aux travailleurs ». Signe que la transition démocratique n’a pas tout réglé, au terme de ces six dernières années. La centrale ouvrière marque ainsi son territoire, sans frontière et sans limite ; elle ne fait pas mystère de sa volonté et de sa détermination de peser où que ce soit dans le débat national.
L’événement est à la dimension du rôle, du poids et de l’influence grandissante de l’organisation syndicale, devenue, en raison des dissensions et des querelles idéologiques et politiques aux relents souvent transnationaux ou transfrontaliers, l’acteur central de la scène nationale. Rien ne se fait sans l’UGTT, et moins encore contre elle ; tout doit se faire avec elle. Avec, sinon son accord, du moins son consentement.
Les gouvernements qui se sont succédé naviguaient entre veto et onction de la centrale ouvrière. Ceux qui ont osé la prendre pour cible, lui déclarer la guerre d’une manière ou d’une autre pour la mettre au pas, ont payé un lourd tribut : discrédit et échec cuisant.
Les gouvernements de la Troïka, qui voulaient la réduire au silence et en finir avec toute forme d’opposition, en lâchant au besoin leurs hordes déchaînées, se sont brisés contre la force de caractère et la détermination d’une organisation, née pour lutter et résister, quoi qu’il lui en coûte de privations et de sacrifices. Elle mène, depuis plus de 70 ans, un combat qu’elle croit et qu’elle sait juste. Elle lutte pour les droits, la dignité, l’émancipation des travailleurs et pour les libertés. Conquêtes sociales, avancées politiques, indépendance nationale, même combat ; telle a été l’UGTT, et telle elle demeure.
L’UGTT n’est pas une organisation syndicale comme les autres. Son ADN la prépare autant pour les batailles politiques que pour les luttes syndicales. Elle était aux avant-postes dans le combat pour l’indépendance nationale. Elle en avait payé le prix du sang. L’assassinat de son leader Farhat Hached a même été le détonateur et le signal de la déroute annoncée de l’occupant.
L’UGTT n’a jamais exercé le pouvoir, mais elle n’en a jamais été loin. Ce qui explique ses relations en dents de scie, mouvementés, tourmentés avec les régimes politiques en place. Elle plie à chaque fois face à la puissance de feu du pouvoir, elle panse ses blessures, mais elle ne se casse jamais. 1956, 1965, 1978, 1984, 2012, autant de terribles épreuves dont elle porte encore les stigmates. Mais malheur aux vainqueurs.
Avec l’UGTT, celui qui croit gagner finit par perdre. Sa malédiction s’est toujours abattue sur ceux qui l’ont agressée, humiliée, qui ont cherché à saper sa capacité de résistance et son désir d’indépendance. En 70 ans, elle a livré, à son corps défendant, les combats qu’il faut pour ne pas renoncer aux idéaux qui sont les siens. Elle en a tiré une forte légitimité et une place de choix dans la conscience nationale. Seul bémol : elle doit, dans ses moments euphoriques, quand elle a le vent en poupe, livré un non moins important combat, en interne cette fois-ci, contre ses propres tentations hégémoniques. Les démons ne se nichent pas toujours là où on le croit.
L’UGTT a, au fil des décennies, réussi à s’identifier au sentiment national. Elle a beaucoup progressé dans la connaissance de la sociologie professionnelle ; elle a acquis une véritable maîtrise de la psychologie des foules et de la gestion de ses relations avec les représentants de l’Etat et du patronat. Elle passe maître dans l’art de la négociation : elle sait faire valoir ses droits et exploiter au mieux les hésitations, l’absence de coordination, les craintes et appréhensions de ses interlocuteurs. Elle sait jusqu’où faire monter les enchères, sans provoquer l’irrémédiable, sans jamais omettre de se ménager une solution de repli, souvent au mépris, il faut bien le dire, des principes de réalité, au risque de briser toute velléité de redressement économique.
Hissée au rang d’acteur central, incontournable pour ainsi dire sur la scène nationale, l’UGTT a réussi à conférer au dialogue social une connotation politique. Elle endosse d’autres habits que le costume syndical. Elle n’entend pas se laisser enfermer dans ce seul espace pour discuter seulement salaires et conditions de travail.
Au gel des salaires de la fonction publique, voulu par le gouvernement pour rester à l’intérieur des clous imposés par le FMI, à l’allongement de l’âge de la retraite pour atténuer les déficits abyssaux des caisses sociales, la centrale ouvrière développe sa propre vision, à la fois globale et cohérente, et forcément politique. Elle répond : réforme et équité fiscale, lutte contre la corruption, le commerce informel, l’évasion fiscale, bref, elle propose un nouveau modèle et une nouvelle stratégie de développement. Elle prône la relance par l’investissement et la consommation, quand le gouvernement a des velléités d’austérité, sous la contrainte des bailleurs de fonds.
L’UGTT fut pendant plus de sept décennies, en l’absence de formations politiques d’opposition crédible, le seul contre-pouvoir, la seule force de régulation politique et sociale, l’unique, pour ainsi dire, rempart contre des formes de pouvoir sans partage, un des rares espaces d’échange, de liberté et de pratique démocratique. La rupture politique de 2011 l’a renforcée dans ses convictions. Elle l’a même promue au rôle de juge et de partie, au grand dam des gouvernements de transition. Elle a sanctionné les déboires et les dérives de la Troïka et mis fin à son règne, en éloignant le spectre d’une guerre civile, ce qui, du reste, lui a valu avec l’organisation patronale l’UTICA, l’Ordre des avocats et la Ligue des droits de l’Homme le Prix Nobel de la paix. Une première dans le monde !
Quand tout paraissait noir et désespérant, chaque fois que le ciel national était assombri, chargé de nuages, les regards se tournaient vers l’UGTT, perçue comme ce rayon de soleil, ce fil mince et fragile mais bien réel auquel sont suspendus tous nos espoirs et toutes nos espérances. L’UGTT fut et reste une grande école de démocratie. On ne saluera jamais assez le geste de Houcine Abassi. Il quitte son poste de SG, au faîte de sa gloire, par conviction et par respect au règlement interne de la centrale. Belle leçon de démocratie, d’humilité, de noblesse, de grandeur d’âme et de grandeur tout court pour nos politiques, accrochés, quoi qu’il advienne, à leur siège, comme pour signifier qu’ils sont si indispensables pour la cause, alors qu’ils sont censés en être de simples serviteurs.
Les élections de 2014, qui ont porté au pouvoir le premier gouvernement élu de la IIème République n’ont pas non plus restreint son aire d’intervention et son influence politique. Elles ne l’ont pas confinée à l’intérieur de ses lignes syndicales. L’UGTT se considère toujours autant comme une force de proposition que de revendication. Elle ne se voit pas dans un corset étroit qui la maintient hors du champ infiniment plus large, où se décident choix politiques, projets de société et programmes de développement. Elle revendique un rôle taillé à sa mesure. Problème : ce qui fait sa force aujourd’hui, peut bien être à l’origine de sa faiblesse demain.
L’UGTT doit prendre acte des mutations politiques en cours et de cette formidable accélération de l’Histoire qui fragilisent les entreprises et précarisent les emplois. Que deviendra l’emploi demain, lorsque la transition numérique aura poussé vers la sortie salariés des banques, de la grande distribution et de l’industrie ? L’apparition de nouvelles formes de travail, les outils de mobilité, les plates-formes numériques, l’ubérisation de l’économie, mais aussi le désir d’autonomie de certains salariés auront pour effet de bousculer le modèle sur lequel est bâtie aujourd’hui l’action syndicale.
Le fonctionnement même du système capitaliste est de plus en plus remis en cause. Le syndicalisme hérité du 20ème siècle, en l’absence de surcroît de règles d’alternance politique, doit impérativement évoluer et se réinventer un nouveau modèle d’action et de représentation. L’UGTT doit pouvoir négocier ce tournant vital, au risque de programmer son propre déclin. En attendant, elle doit régler sa pendule à l’heure de la faillite des comptes de l’Etat, de la mondialisation des économies et de l’impératif de compétitivité de nos entreprises, en grande difficulté concurrentielle. Celles-ci doivent se délester des poids morts, des pesanteurs, des archaïsmes d’une législation sociale conçue au siècle dernier. Il faut se résoudre à cette nouvelle donne. Avancer ne suffit plus.
Pour émerger et préserver notre rang, quand d’autres pays nous surclassent. Il faut, à l’évidence, être le premier de la classe, si nous voulons nous donner une perspective et nous projeter dans une trajectoire de développement durable. L’entreprise, revisitée par la révolution digitale et de surcroît très exposée, a davantage besoin de souplesse, de flexibilité, d’agilité pour développer ses capacités d’adaptation et d’innovation. Cela vaut pour les entreprises tunisiennes autant que pour les étrangers attirés par notre site de production. Ces derniers se plaignent de l’incursion des syndicats et des revendications qui ne militent pas en faveur de leur maintien en Tunisie. On ne compte plus les signes d’alerte et la menace de divorce est on ne peut plus réelle.
Qu’on se le dise, l’UGTT n’est pas comptable que des salaires. Elle assume aussi une grande responsabilité en matière de création, de préservation des emplois et de lutte contre le chômage. Il ne peut y avoir de création d’emplois, de hausse des salaires justifiée, sans une plus grande adhésion aux valeurs de l’entreprise et du travail, sans croissance économique et sans relance de l’investissement, aujourd’hui en situation d’attente. Le vent de liberté qui souffle sur le pays a ouvert de vastes boulevards de revendications salariales.
L’UGTT post-Houcine Abassi doit pouvoir maîtriser sa propre expansion et l’ardeur revendicatrice de ses adhérents. Le pays a, certes, besoin d’un syndicat ouvrier fort et suffisamment représentatif, pour éviter les excès et les débordements de sa base et l’émergence « de coordinations » hors de tout contrôle. Il a aussi et surtout besoin d’un syndicalisme de responsabilité, pour éviter que nous sombrions dans la déchéance économique et sociale. L’UGTT ne doit pas rater son rendez-vous avec l’Histoire, en passant à côté d’un monde en devenir. Elle en serait la plus grande perdante. Noureddine Taboubi, dont on dit qu’il sera le prochain SG, et les siens en sont avertis.