Si Mouammar Kadhafi vivait encore (et c’est dommage qu’il ne vive pas encore), il serait sûrement un admirateur sinon un ami de Donald Trump. Les deux hommes se ressemblent beaucoup.
Les deux ont des egos exagérément développés et rêvent de changer le monde conformément à leur culture pour ne pas dire leur inculture ; les deux se soucient comme d’une guigne des institutions établies, des lois, des traités, des conventions et de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un frein à leurs attitudes dictatoriales ; les deux se donnent pour objectifs d’abattre les establishments : l’establishment arabe bien ancré dans l’immense espace entre le Golfe et l’Atlantique pour l’un, et l’establishment américain qui domine cet énorme bras de terre séparant l’Atlantique du Pacifique pour l’autre. Les deux adorent la foule avec laquelle ils communiquent en usant d’un même automatisme : en signe de victoire et de poursuite du combat, le bras et l’avant-bras droit forment un angle droit, le poing se ferme et les menaces de mauvais jours qui attendent les ennemis fusent…
L’élection de Donald Trump est un véritable pied de nez de l’histoire à l’Amérique. Celle-ci, qui pendant quarante deux ans, a tout fait pour se débarrasser physiquement du dirigeant libyen qu’elle prenait pour un ennemi majeur à abattre, est aujourd’hui gouvernée par un vrai sosie politique de Kadhafi dont elle ne sait vraiment pas comment s’en débarrasser.
Quand on parle de l’Amérique ici, on parle de ceux qui y tiennent les rênes, c’est-à-dire ces mystérieux personnages tapis dans l’ombre et qui incarnent l’Etat profond américain, l’institution qui détient le vrai pouvoir. Car, et Obama l’a dit quelques mois avant son départ dans une longue et célèbre interview au magazine ‘’The Atlantic’’, « quand le président américain fait son entrée à la Maison-Blanche, il trouve sur son bureau une feuille de route qu’il est tenu de suivre ».
Cette ‘’feuille de route’’, c’est l’Etat profond qui l’a conçue depuis des décennies et dont les grandes lignes sont le pillage des richesses des autres par la force armée, la stratégie de la tension génératrice de crises et de guerres sans lesquelles le complexe militaro-industriel ne pourra pas prospérer, le mépris de la vie dans les zones géographiques où vivent les populations pauvres et sous-développées, et en particulier arabes et musulmanes, l’utilisation de l’armée et de la CIA comme les deux piliers centraux de la politique étrangère agressive de Washington de 1945 jusqu’à ce jour etc.
Ce sont là des constantes de la politique américaine, mais aussi des lignes rouges qu’aucun haut responsable ne peut franchir sous peine de mort. John Fitzgerald Kennedy a tenté de les franchir en voulant limer les ongles et couper les ailes de la CIA, en s’acoquinant avec le numéro un de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev, qu’il invita à Washington, et en optant pour l’amitié et la coopération avec l’URSS plutôt que pour la tension et la course aux armements. C’étaient des lignes rouges que Kennedy franchit et il le paya par plusieurs balles à la tête et à la poitrine au centre de Dallas par une journée ensoleillée. Plus d’un demi-siècle plus tard, il y en a encore qui s’étonnent que la vérité sur cet assassinat n’a toujours pas été faite. Ceux qui s’étonnent ne savent pas que la vérité ne connaîtra jamais le jour, car c’est l’assassin, c’est-à-dire l’Etat profond américain, qui est en charge de l’enquête.
Avant de faire son entrée à la Maison-Blanche le 20 janvier dernier, Donald Trump ne peut ignorer l’histoire de cette ‘’feuille de route’’ dont a parlé clairement son prédécesseur. Pourtant, dans son discours d’investiture du 20 janvier dernier, Trump ressemblait beaucoup moins aux 44 présidents américains qui l’ont précédé qu’à Kadhafi. Quand il affirmait ce jour là que son élection « a confisqué le pouvoir à l’establishment pour le rendre au peuple », beaucoup ont pensé aux gesticulations révolutionnaires de Kadhafi à la Place Verte quand il jurait ses grands dieux que « le pouvoir, les richesses et les armes sont entre les mains du peuple ».
Ce que Trump a fait depuis son entrée à la Maison-Blanche, les décisions plus surprenantes les unes que les autres, les ordres irréfléchis qu’il a signés ostentatoirement devant les caméras de télévision, ses fanfaronnades face au Mexique prié de payer le « Mur » que lui, Trump, veut construire, et face aux pays musulmans dont les citoyens de sept d’entre eux sont interdits d’entrer aux Etats-Unis, toutes ces attitudes abracadabrantes sont certes agaçantes pour les gardiens de l’Etat profond, mais ne sont pas particulièrement graves.
Là où Trump commencera à marcher sur des mines, c’est quand il éclaircira ses véritables intentions vis-à-vis de la Russie et de Poutine. Pendant la campagne électorale, il a bien dit que Poutine est quelqu’un avec qui on peut s’entendre et la Russie est un pays avec lequel on peut coopérer. Pendant cette même campagne, il a aussi dit tout le mal qu’il pensait de la CIA. L’Etat profond l’attend de pied ferme sur ces deux points. S’il veut terminer son mandat tranquillement, il lui faut, sur ces deux sujets en particulier, oublier ses discours de campagne et jeter un œil sur la ‘’feuille de route’’ qui se trouve sur son bureau.
Il découvrira alors que la CIA est la vache sacrée de l’Amérique, et que quiconque y touche est foutu. La famille Kennedy en sait quelque chose. Il découvrira également que Poutine est un « hooligan » et un « assassin » avec qui aucun décideur américain n’est autorisé à s’acoquiner. Il découvrira aussi et surtout que la Russie n’est pas « une amie avec qui on peut vivre en paix et coopérer », mais une ennemie dont il faut se méfier et se préparer à une éventuelle guerre en s’armant, en armant ses ennemis ukrainiens et en poursuivant la stratégie d’encerclement lancée par Bush père et poursuivie par Bill Clinton et George W. Bush. Ce sont là des conditions qui constituent des lignes rouges dont le franchissement engendre de graves conséquences pour le « franchisseur ». Car, pour l’Etat profond, c’est une chose de se faire élire président des Etats-Unis, c’en est une autre de tenir le gouvernail du navire américain et de choisir la direction à suivre.
Cela fait quelques semaines que Trump est à la Maison-Blanche. Il est étroitement surveillé, observé, scruté. Il est en phase de récupération par l’Etat profond à travers l’infiltration de son administration par les hordes de néoconservateurs, ces zélotes de l’Etat profond sur lesquels compte le complexe militaro-industriel pour entretenir les crises dans le monde et maintenir l’Amérique dans l’état de guerre permanent.
Si Trump se montre réticent à la récupération, l’Etat profond passera à la seconde phase : l’impeachment. Ce ne sera vraiment pas difficile de constituer un dossier dans ce sens pour ce président qui traîne déjà quelques casseroles assez bien tolérées jusqu’à présent.
Et si, par miracle, Trump gagne encore dans cette seconde phase en échappant à l’impeachment, l’Etat profond n’aurait probablement guère le choix que la solution radicale, celle utilisée contre Kennedy.
D’ores et déjà certains médias américains évoquent cette éventualité. Le journaliste américain, Patrick Cockburn, ne cache pas son inquiétude. Dans un article remarquable publié sur le site ‘’counterpunch.com’’, il met en garde contre cette éventualité en des termes crus : « Si Trump est assassiné, nous brûlerons le siège de la CIA à Langley », écrit-il.
Mais on n’en arrivera pas là. Il est même très improbable que l’on dépasse la première phase. Les hordes de néoconservateurs s’agglutinent aux portes de la Maison-Blanche. L’un d’eux, Eliot Abrams, qui avait servi dans l’administration Bush II et qui fut l’un des fervents défenseurs de la guerre contre l’Irak de mars 2003, est pressenti pour occuper le poste d’adjoint du secrétaire d’Etat…
Peut-être dans son for intérieur Trump rêve-t-il de gouverner en dictateur l’Amérique pendant 40 ans, comme l’a fait son sosie en Libye avant d’être finalement assassiné. Mais il n’ignore pas que Kadhafi, lui, n’avait pas d’Etat profond qui le surveillait étroitement et lui traçait des lignes rouges à ne pas dépasser. C’était l’avantage de feu le chef de la révolution libyenne, un privilège que le 45e président américain ne peut pas se permettre. Comme quoi, il y a tout de même quelques différences entre Trump et Kadhafi.