Dr Tawfik Jelassi, professeur de l’IMD Business School, et ancien ministre, fait référence à son expérience gouvernementale pour développer, dans le cadre de ses responsabilités actuelles, des solutions stratégiques à l’attention des hauts dirigeants sous haute pression.
C’est le jour de Noël de l’année 2013 que Tawfik Jelassi prend l’appel fatidique. Accompagné de sa famille, l’universitaire tunisien attend son vol à destination de la Floride pour une dizaine de jours de vacances, loin de ses fonctions de doyen d’une Business School française, lorsque son téléphone sonne, affichant un numéro en provenance de la Tunisie.
À l’autre bout du fil, il entend : « Je suis Mehdi Jomaa, le nouveau Premier ministre, et vous êtes la première personne que je contacte pour être Ministre dans mon gouvernement ».
Le Professeur Jelassi, alors âgé de 56 ans, n’avait jamais rencontré M. Jomaa. En réalité, il n’avait pas vécu ou travaillé à plein temps dans son pays natal depuis 35 ans, s’étant bâti, aux États-Unis et en France, une carrière universitaire spécialisée dans l’utilisation stratégique des technologies de l’information.
Mais en 2010, la « révolution du Jasmin » marque le début d’une période d’agitation aboutissant à la nomination de M. Jomaa pour diriger un gouvernement de technocrates pendant un an. « J’ai toujours été spectateur ; je suivais depuis Paris l’actualité [tunisienne] à la télévision. Et du jour au lendemain, on me demandait de devenir acteur », raconte le Professeur Jelassi lors d’un entretien. « Il n’y a pas eu de rôle intermédiaire. »
Il a accepté l’offre. Cette année passée à « jongler » avec trois ministères (l’Enseignement supérieur, la Recherche scientifique, et les Technologies de l’information et de la communications) l’a vu pris en otage, soumis au chantage, aux menaces et aux critiques massives suite à des décisions qu’il a prises et à la réforme de l’enseignement supérieur qu’il a lancée. Cette expérience lui a toutefois apporté de nombreux enseignements pour un cours dont le thème est « Le leadership en période de turbulence » qu’il dispense à des cadres dans la Business School IMD à Lausanne, sur les berges de lac Léman.
Évaluer chaque possibilité, aussi intimidante soit-elle
Lorsque le Professeur Jelassi expose le dilemme auquel il a été confronté en 2014 à sa classe de cadres à l’IMD, une poignée d’entre eux conviennent généralement qu’ils auraient saisi cette « occasion unique d’accomplir [leur] devoir » et de servir leur pays. Mais au moment d’ajouter que sa femme, radiologue à Paris, et ses trois enfants se sont d’abord opposés à cette idée, ils changent d’avis. Cependant, si l’appel n’avait jamais eu lieu, ou s’il avait décliné l’offre, il pense qu’il serait certainement resté doyen de la School of International Management de l’École des Ponts et Chaussées ParisTech. Cette offre de choc l’a forcé à repenser son avenir et lui a ouvert la voie à des expériences et possibilités nouvelles.
Fixer des objectifs clairs à court terme, dans une stratégie à long terme
Les conditions de M. Jomaa étaient rudes : un poste pour un an, une montagne de défis, des risques multiples, le tout payé des « clopinettes », sans possibilité de démissionner ou de se plaindre : « Nous commençons la mission ensemble ; nous la finissons ensemble », avait annoncé le Premier ministre. Au départ, la durée limitée du mandat conférait à la mission un sentiment d’urgence favorable. Mais à mesure que le gouvernement « approchait la ligne d’arrivée, celle-ci devenait un obstacle majeur ». Les fonctionnaires et autres personnes hostiles au changement pouvaient freiner ce dernier simplement en retardant les décisions.
Le Professeur Jelassi a fait de l’enseignement supérieur sa priorité, car il constatait que des dizaines de milliers de diplômés tunisiens qualifiés ne parvenaient pas à décrocher un poste. En cherchant un moyen d’encourager les compétences nécessaires aux activités indépendantes et à la création d’entreprises, il a signalé aux sceptiques : « Nous devons réformer l’enseignement supérieur. Si la réforme ne peut aboutir avant la fin de mon mandat, ce n’est pas un problème, car j’aurais au moins amorcé quelque chose ».
Toutefois, depuis son départ, il indique que la réforme a été ralentie sous l’effet d’une coalition politique. Le mandat d’un an a permis de mettre les technocrates à l’œuvre, mais « trois ans nous auraient laissé le temps de récolter les fruits de nos actions ».
Unir l’équipe et faire en sorte que toutes les parties adhèrent à la stratégie
Une photo du gouvernement prise juste après la cérémonie de prestation de serment révèle un groupe d’inconnus impassibles, paraissant déjà accablés par les lourdes responsabilités de leur fonction. La majorité d’entre eux ont les mains croisées au niveau du bassin. Le Professeur Jelassi confie : « Un ami psychologue m’a dit : “Regarde la position de leurs mains. Pour moi, c’est une attitude défensive”. »
Pour percer la défense, le Premier ministre a organisé le week-end des réunions informelles et des activités pour renforcer l’esprit d’équipe. Les membres du gouvernement jouaient même au football les dimanches.
Pendant les vacances scolaires et en plein mois du Ramadan, le Professeur Jelassi a réuni 150 personnes concernées par l’enseignement supérieur, comme les présidents d’universités, de hauts fonctionnaires, des associations étudiantes, le syndicat des professeurs universitaires, et les représentants d’entreprise, dans le but de discuter de son projet de réforme. Il en animé lui-même les séances de travail et son message était bien clair : cette réforme était la leur, pas seulement celle du Ministre Jelassi.
Sur-communiquer
Lorsqu’on lui demande quels sont ses regrets, le Professeur Jelassi répond qu’il n’a pas communiqué assez, en particulier par les moyens informels : « Les jeunes et les étudiants utilisent les réseaux sociaux. Ils ne lisent pas mes communiqués de presse publiés par les médias nationaux. J’ai donc sous-communiqué. » C’est en partie pour cette raison que la seconde moitié du mandat du Professeur Jelassi est éclipsée par les manifestations.
Recadrer le problème et apprendre à résister
Une grève nationale des étudiants relative au nombre d’inscriptions universitaires suite à un échec aux examens de fin d’année a failli risquer la chute du gouvernement. Peu de temps avant le terme du mandat d’un an du gouvernement, des étudiants ont même dressé des potences sur des bâtiments universitaires en menaçant de se suicider.
« Pour moi, c’était réellement l’heure de vérité », explique le Professeur Jelassi. « Devais-je rester fidèle à mes principes, ou abandonner et tenter de finir sur une note positive ? »
Il a finalement trouvé un compromis avec les grévistes. Cette mise à l’épreuve de sa résilience émotionnelle, il l’utilise désormais pour aider les cadres du programme de l’IMD à mettre en contexte leurs propres problèmes. « Ils se regardent les uns les autres et disent : “Nous croyons que notre tâche était trop complexe, trop difficile et trop exigeante, alors qu’avec du recul, elle ne l’est pas du tout”!»
Survivre
Le Professeur Jelassi explique qu’il est parfois tout aussi important de réussir à traverser des situations difficiles que de réaliser des progrès : « Chaque journée à laquelle j’avais survécu, sur le plan politique et physique, était pour moi une bonne journée. Le fait de survivre à de fortes turbulences est en soi une sorte d’exploit. »
Comme l’épouse du Professeur Jelassi l’avait prédit ce jour de Noël 2013, les vacances en Floride ont été un peu gâchées par les discussions de la famille sur l’offre du Premier ministre. Pourtant, elle a fini par soutenir son mari, « car elle ne voulait pas qu’un jour je lui reproche de ne m’avoir pas laissé servir mon pays ».
M. Jomaa a récemment annoncé son intention de former un parti politique puisque la Tunisie reste aux prises avec les conséquences politiques de la révolution. Par comparaison, Lausanne semble paisible et la famille du Professeur Jelassi y est bien installée. S’il recevait le même appel aujourd’hui, accepterait-il à nouveau l’invitation à diriger en période de turbulence ? « Pour moi, l’appel du devoir est plus fort que tout », affirme-t-il. « J’envisagerais sérieusement la question. »
De la révolution à l’emploi
La devise de la révolution tunisienne était « liberté, emploi et dignité », raconte Tawfik Jelassi. « La liberté, nous l’avons. Les emplois, nous ne pouvions pas les créer. Et où est la dignité des jeunes hommes et femmes si, après de nombreuses années d’études supérieures, ils ne trouvent pas d’emploi et n’ont donc pas de revenus, de logement et doivent dépendre de leur famille ? »
En créant un système qui encourage le travail indépendant, le Professeur Jelassi espérait insuffler un plus grand esprit d’entreprise chez les jeunes citoyens hautement qualifiés. Le ministère a encouragé la mise en place de nouveaux cours portant sur l’entrepreneuriat et autres sujets associés dont l’enseignement se fait en parallèle des disciplines universitaires.
Il a cherché à établir des pépinières d’entreprises au sein des universités. Des tuteurs étaient disponibles pour répondre aux questions et une banque publique a été incitée à proposer de petits prêts pour le financement des start-ups.
« Si vous visitez des villes en Tunisie… vous verrez des cafés remplis de jeunes gens sans emploi », raconte le Professeur Jelassi. La mise à disposition d’espaces de travail et de la technologie nécessaires aux entrepreneurs en herbe a offert une autre solution viable : « Au lieu d’aller au café, pourquoi ne pas passer un moment à la pépinière d’entreprises ? ».