Où va le pays ? Nul ne le sait, sinon qu’il dérive à une vitesse à donner le vertige. Il s’enfonce dans la crise, sans qu’on en voie l’issue. Sans réelle perspective d’un puissant rebond.
Pas de signes évidents de reprise économique, alors même que l’éclaircie se confirme et se renforce chez nos partenaires de la zone Euro. La plupart des clignotants sont au rouge, quand ils ne sont pas au rouge vif.
L’investissement se fait attendre, chahuté, freiné qu’il est par l’instabilité sociale, le manque de stabilité des lois et d’incitations sérieuses et crédibles. L’absence de politique industrielle se fait lourdement sentir. La production stagne, ou recule, incapable de se renouveler, de se réinventer, de monter dans l’échelle des valeurs et de qualité. Elle perd d’importantes parts de marchés, là où elle semblait confortée par ses avantages compétitifs. Les importations comblent le vide et répondent à notre boulimie de dépenses, en faisant exploser le déficit commercial. Il dépasse déjà le milliard de dinars par mois, l’équivalent de la fiche de paie mensuelle des fonctionnaires.
Revers de la médaille : la nécessité de résorber ce déficit aux 2/3 par l’endettement extérieur. Vivre au-dessus de ses moyens est beaucoup plus cher qu’on ne le croit. On ne voit pas, dans ces conditions d’une croissance atone, ce qui peut freiner l’explosion du déficit budgétaire, du chômage et de l’inflation. Un actif sur six est au chômage et un jeune sur trois – et dans certaines régions la moitié des jeunes – ne trouve pas d’emploi, sans que cela tempère la pression sur les salaires. Le syndicat, qui n’a jamais été aussi puissant, veille au grain pour indexer en permanence la hausse des salaires sur celle des prix que rien ne semble arrêter.
Triste constat : les principaux moteurs de la croissance sont en panne, quand ils ne sont pas à l’arrêt. La consommation, qui continue malgré tout de grimper, sous l’impulsion de la hausse des salaires, profite plus aux produits en provenance de l’étranger qu’elle ne sert à relancer la production nationale et l’emploi. Chez nous, paradoxalement, la consommation tue l’emploi, au lieu d’éradiquer le chômage.
L’investissement hésite et s’installe dans une sorte d’attente lourde de conséquences sur la compétitivité future de nos entreprises. Il plie sous la pression devenue confiscatoire, du moins pour les entreprises qui s’acquittent de leur devoir fiscal. Il est de surcroît et sans doute plus que par le passé, tétanisé par l’effet décapant de la corruption qui prend des proportions alarmantes. Elle ne s’en cache même plus. Comme si les proclamations de foi et les discours incantatoires du gouvernement lui donnent l’assurance d’une certaine impunité. Les barons de la corruption, grands et petits – nullement inquiétés ni poursuivis – paraissent même s’en servir comme d’un voile protecteur.
Qu’est-ce à dire, sinon que les deux premiers moteurs de la demande sont hors de course pour allumer les feux de la croissance. Le troisième étage de la fusée l’est tout autant. Les exportations subissent à leur tour le contre-choc de l’investissement. Elles sont impactées par le recul de la productivité, de l’innovation et de la qualité. Même les dévaluations compétitives, sous forme de dépréciation du dinar, n’ont pas réussi à redresser la courbe de nos ventes à l’étranger, en raison de la désorganisation de la production, de la faible élasticité de la demande par rapport aux prix et du déficit de qualité.
Au final, les trois moteurs de la croissance sont pour l’heure en panne, sur fond de difficultés, voire de débâcle financière publique. Aurions-nous plus de carburant qu’il serait malgré tout difficile de remettre ces moteurs rapidement en marche. A moins que l’Etat n’exerce au plus vite son autorité, là où elle fait défaut, au grand dam des opérateurs économiques. Qui ne peuvent gérer tout à la fois, les incertitudes économiques et technologiques, l’agitation sociale, le déferlement de l’économie informelle, l’inconnue politique, l’incohérence et les propos décalés de membres du gouvernement qui ajoutent à la confusion.
Les décisions gouvernementales ne doivent pas se limiter à de simples effets d’annonce sans lendemain. Ce qui peut brouiller le message du gouvernement et nuire à son action. Elles ne doivent pas non plus manquer de cohérence, comme celle de sanctionner un ministre et de supprimer dans la foulée le département ministériel dont on disait, il n’y a pas si longtemps, qu’il symbolisait la volonté réformatrice du gouvernement et sa détermination à rationaliser la fonction publique et à éradiquer la corruption. La crédibilité du gouvernement ne sortira pas indemne.
Il faut se garder de jeter le bébé avec l’eau du bain. De la même manière, l’annonce faite par le chef du gouvernement de réformer en 2017 l’Etat, notamment en faisant voter la loi d’urgence économique, les caisses sociales, les retraites, la fiscalité, la restructuration des entreprises et banques publiques, paraît à bien des égards fort audacieuse, sinon peu réaliste en période électorale. Aura-t-il les moyens et les soutiens politiques de sa majorité pour mener à bien ces réformes, pour le moins difficiles et impopulaires ?
En matière de réforme, il convient de mettre tous les atouts de son côté, pour gagner la confiance et l’adhésion des parties, corps constitués et institutions concernés, sans compter qu’il y a réforme et réforme. La loi d’urgence économique n’en est pas une. Comme si l’Etat avait besoin d’une loi, d’une autorisation pour libérer l’initiative … publique – aux fins de l’intérêt général. Le pays a moins besoin d’une loi d’urgence économique, qui doit être la norme en matière de simplification administrative, que d’une réconciliation nationale pour retrouver la sérénité et les chemins d’une croissance saine et durable.
Il faut se garder des effets d’annonce aux résultats éphémères, éviter les déclarations à l’emporte-pièce et contre-productives parce que sans fondement réel, comme le font depuis peu un certain nombre de ministres quand ils évoquent sans connaissance de cause la nécessité de privatiser les banques publiques, tout en donnant l’impression qu’ils confondent privatisation, qui a ses propres exigences, et dénationalisation du secteur bancaire qui relève d’une tout autre approche.
Le gouvernement Youssef Chahed hérite d’une situation des plus difficiles. Il n’en assume pas moins la lourde responsabilité d’engager le pays sur la voie de sortie de crise. Il lui faut plus de temps et de moyens. Il n’a ni l’un ni les autres. Alors que l’impatience et l’exaspération s’emparent du pays. Problème, il ne faut pas céder à la dictature du court terme. Face à l’urgence, il faut savoir raison garder.
Plus l’urgence se fait sentir, plus la prudence s’impose, plus il faut déployer un énorme travail de pédagogie. Quand on est à ce point pressé, il importe de se hâter lentement pour éviter les obstacles, les incidents de parcours et ne pas prendre le risque de provoquer réticences et résistances.
Les bonnes intentions ne peuvent, à elles seules, tenir lieu de politique ou de programme d’actions du gouvernement. On gagnerait beaucoup de temps en donnant du temps au temps d’écouter, de s’informer, de se concerter pour ne pas se retrouver dans l’obligation de revoir sa copie et donner à penser qu’on verse dans la précipitation ou qu’on s’installe dans une sorte de fuite en avant.
L’essentiel est d’avancer dans la bonne direction, à pas assurés, avec beaucoup de détermination et de conviction, en maintenant le cap, forts de l’appui du plus grand nombre. Pour instaurer un véritable climat de confiance, sans lequel on ne sortira pas de l’ornière.